La vie domestique
France : 2013
Titre original :
Réalisateur : Isabelle Czajka
Scénario : Isabelle Czajka
Acteurs : Emmanuelle Devos, Julie Ferrier, Natacha Régnier
Distribution : Ad Vitam
Durée : 1h33
Genre : Drame
Date de sortie : 2 octobre 2013
Globale : [rating:4/5][five-star-rating]
La lumineuse Emmanuelle Devos dans un film aux résonnances féministes : voilà qui méritait notre attention !
Synopsis : Après un dîner passé entre un homme arrogant et misogyne et son mari tranquille et passif, une nouvelle journée s’écoule pour Juliette. Un quotidien rythmé par les courses, les enfants, les tâches domestiques, ballet banal de cette banlieue bourgeoise. Mais l’attente d’un bouleversement possible brise cette morosité : la réponse d’une maison d’édition comme retour au monde du travail et à la vie parisienne.
L’eau qui dort
Juliette traverse sans cesse un parc, passage obligé de ses allers et retours, verdure imposée aux riverains, cadre vert pour un plan urbain idéal. Mais ce décor n’offre de sérénité que l’apparence. Il semble impossible aux personnages de s’échapper du chemin tracé pour musarder, de quitter les sentiers battus pour des détours. Là où chacun est pressé par le temps, oppressé par le carcan cadrillé de ses journées, balades et rêveries sont en exil. Des plans de cette nature vidée de la présence humaine surgissent souvent et ponctuent le film. Mais loin d’être une respiration, ils ne font que resserrer l’étau. Tout n’est que traversée douloureuse des apparences, l’image se retourne et la vérité apparaît écorchée. A l’heure où les rires des enfants semblent éclairer et animer cet espace, le malaise des mères se fait plus aigu. Le lac lui même, pourtant habituellement propice au repos et à la flânerie, distille une angoisse sourde et visqueuse. Les jeux font place à l’immobilité inquiète face aux pompiers qui plongent, à la recherche d’un petit corps perdu, prêt à exhumer une vérité rampante et monstrueuse, fruit de la folie d’une femme meurtrie.
Cette vérité éclate lors du dîner entre voisins organisé par Juliette. Le fait divers est lancé de manière anodine mais vient heurter la protagoniste, la touchant plus que de raison selon les personnages attablés qui l’entourent. Ce bouleversement se retrouve chez une autre figure féminine : Clarissa Dalloway (née sous la plume de Virginia Woolf), ébranlée en apprenant la mort d’un inconnu lors d’une réception donnée chez elle. Cet écho n’est pas fortuit puisque la réalisatrice Isabelle Czajka déroule devant nous une seule et simple journée de son personnage, composition semblable au roman Mrs Dalloway. La référence à l’écrivain anglaise féministe se double lorsque Juliette partage un passage de Vers le phare avec les lycéennes de son atelier lecture. La littérature apporte un véritable apaisement, un véritable souffle. Elle prend la parole, devient un relais et incarne ce mal-être féminin. Le passage choisi évoque le poids des enfants : celui, physique et porté, sur les épaules et celui, symbolique, de la responsabilité. La tentation de se secouer de ce poids est forte. Juliette hésite un instant dans sa voiture à se rendre au rendez-vous professionnel tant souhaité et laisser ses enfants seuls à la sortie de l’école, endossant le rôle de son mari qui n’a pas su se rendre disponible, accordant la priorité à son propre travail. Mais elle cède et ouvre la portière pour les rejoindre. Ce genre de petits gestes accumulés sont autant de sacrifices et de résignations.
Le personnage du roman, Mrs Ramsay, fait écho aux femmes du film. « On venait à elle, tout naturellement, puisqu’elle était une femme, du matin au soir pour ceci ou cela ; l’un voulait ceci, l’autre cela ; les enfants grandissaient ; elle avait souvent l’impression de n’être qu’une éponge toute imbibée d’émotions humaines. » Sans cesse sollicitée ; par des enfants qui s’éparpillent, par une maison qui se délabre, par un mari qui réclame attention et sympathie. La famille pille. C’est une femme envahie, une énergie bue. Elle a sans cesse conscience du temps qui passe mais ne parvient pas à l’habiter et à s’y déployer. Tandis que des hommes condescendants pensent le temps des femmes en espace vide à « occuper ». Rêveries, réflexions, ambitions sont entravées par le quotidien, le fil de sa pensée intime et poétique sans cesse entrecoupé par le trivial. On laisse derrière soi la vaisselle, les vêtements, les objets, menus détails, petites tâches qui lestent la femme. Le mot domestique sonne comme servitude (on dit bien « un domestique » pour qualifier quelqu’un au service d’un ménage ou plus familièrement « bonne », mot cuisant qui claque dans la bouche du fils de Juliette !). La femme est asservie par cette vie domestique qui lasse et accable. Leurs maisons design, propres et froides les voient évoluer, sans un instant d’abandon, dans l’illusion de leur bonheur, heureuses de leur condition lorsqu’elles pensent aux guerres et autres drames qui fusent autour. A l’image de leur intérieur, leurs journées sont aseptisées, endormies par la médiocrité, engourdies par l’attente d’une chose, une vérité, un sens qui ne cessent d’échapper, comme le constate amèrement la mère de Juliette.
Tout au long du film, un bourdonnement. Une révolte qui gronde, une indignation sourde. La violence de cette condition est diffuse et assourdie pour finalement surgir vivement dans la dernière partie. La clairvoyance et le dégoût face à la vanité de ces agitations se font plus sensibles pour Juliette lors du dernier dîner. Les maris font les importants, ceux qui incarnent le discours sérieux, ceux qui construisent l’avenir. On est choqué lorsque certaines cultures séparent les femmes des hommes mais cette scène nous montre qu’il en est toujours ainsi au sein même d’une société jugée civilisée : les femmes s’agitent, butinant de la salle à manger à la cuisine, servant ces messieurs attablés. La fin est un éclat, minime mais chargé de symbole. Entre la soumission et la révolte, il n’y a qu’un pas à faire pour Juliette. Son choix est un refus, net et sans heurts, sec et sans cris. Il s’agit d’une révolte silencieuse et immobile mais accompagnée d’un seul élan par les spectateurs saisis, à la conscience secouée et ravivée.
Résumé
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