Quand j’étais jeune adolescent, je lisais régulièrement le magazine Mad Movies, féru que j’étais de décapitations et de meurtres en tous genres – un enfant normal, donc. Les articles de Jean-Pierre Putters me fascinaient. Dans un des numéros de cette revue, au début des années 1980, se trouvait l’affiche étrange, réalisée à grands renforts d’aérographe et de couleurs primaires, d’un film que je devinais abscons, au titre de Driller Killer, l’histoire d’un type qui se met à assassiner des gens à coups de perceuse. Le réalisateur se nommait Abel Ferrara, qui signait là son premier long métrage, et c’est naturellement le premier souvenir que j’ai de lui – même si je n’ai finalement jamais vu ce film, fort difficile à trouver à l’époque et encore assez compliqué à localiser aujourd’hui. Plus tard, je suis tombé, comme tout le monde, sous le joug de la fascination suscitée par ses magnifiques et violents King of New York et Bad Lieutenant – le bon, hein, celui de Harvey Keitel, pas la soupe de Nicolas Cage.
Le temps a passé, et un jour, à Deauville, j’apprends que Abel Ferrara viendra présenter son film R Xmas en personne. Le jour dit, il est là, effectivement. Je découvre un homme qui semble chétif tant il est voûté et tant il se déplace avec difficulté, mais qui se révèle être d’une incroyable force quand il s’agrippe à mon bras pour, apparemment, ne plus vouloir le lâcher – surtout lors de la montée des marches. Il est traversé d’intenses tensions et son visage constamment tordu par un rictus indéfinissable trahit la violence de ce qui le ronge en permanence. Il est cependant extrêmement courtois, très sympathique, même si franchement bizarre. Je garde au final un bon souvenir de cette brève rencontre.
Quelques années plus tard, je suis à New York avec mon épouse. Nous sommes un après-midi sur Canal Street, dans le quartier très animé de Chinatown, lorsque nous voyons un attroupement, un peu plus loin dans la rue. Il y a beaucoup de monde, et j’entends un brouhaha indéfinissable. Nous nous approchons, et découvrons que tous ces gens entourent un type débraillé en train de hurler et de se déplacer erratiquement, manifestement sous l’emprise de je ne sais quelle substance. Il est reconnaissable entre tous : c’est Abel Ferrara. Je n’en reviens pas ; instinctivement je me déplace à sa rencontre pour lui demander ce qui ne va pas, mais il me regarde avec des yeux de fous et m’agrippe en me demandant de l’argent, et je me souviens alors de sa force. Ma femme me tire par le bras, je m’éloigne en le laissant à sa foule.
Encore un peu plus tard, je suis cette fois-ci au festival de Marrakech. Abel Ferrara est venu présenter son film 4H44, Last Day on Earth, accompagné de sa compagne et comédienne principale Shanyn Leigh. Il a changé : il est apaisé, calme, souriant. Le soleil du Maroc joue peut-être, mais il se prête de bonne grâce à tous les impératifs de l’exercice promotionnel, pose spontanément sous les yeux et les objectifs des photographes… Je passe une petite demi-heure à discuter en sa compagnie aux abords de la piscine de l’hôtel, et je prends bien soin de ne pas parler de l’épisode new-yorkais. Un ami à moi, grand admirateur de son œuvre et attaché de presse, à l’époque, sur le festival, porte une montre Armani au poignet ; Ferrara la voit et lui dit qu’il la trouve très belle. L’ami en question la détache immédiatement de son poignet et, tremblant d’émotion, lui tend en lui disant qu’il la lui donne sur le champ. Ferrara refuse poliment, et j’en profite pour immortaliser discrètement la scène avec mon Leica. Une journée normale dans le monde merveilleux des festivals de cinéma.
Je l’ai revu en janvier dernier au festival du film fantastique de Gérardmer, dans les Vosges, accompagné de sa moitie, les pieds dans des Moon boots recouverts d’une très épaisse couche de neige. Il y était passé par pure camaraderie, s’offrant une petite parenthèse dans la préparation fort médiatisée de son prochain film sur l’affaire DSK. Comme (presque) toujours, il ne m’a absolument pas reconnu, et je ne lui en ai absolument pas voulu. Je l’ai laissé tranquille.
J’ai grand hâte de découvrir son film ; d’après sa bande annonce, il semble que ce sera le premier bon film de Depardieu depuis belle lurette.