L’idée de la marginalisation dans les films de Jilani saadi : exemple de Khorma et Tendresse du loup

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khorma et tendresse du loup

L'idée de la marginalisation dans les films de Jilani saadi : exemple de Khorma et Tendresse du loup

Khorma est une comédie dramatique réalisée en 2002 par Jilani Saadi. C’est une production tuniso-belge d’une heure et vingt minutes qui traite d’une simple histoire d’un jeune sans éducation, un adjoint au cheikh, spécialisé dans l’annonce des funérailles et des mariages dans une petite ville de Tunisie. Il suit la métamorphose d’un personnage absurde, marginal et stupide, appelé ironiquement « Khorma », et qui, ayant succédé à son maître devenu vieux, devient soudainement un sage, investi d’un pouvoir absolu. Les scènes du film ont pour décor principal les cimetières, finis par le basculement de cet orphelin perdu dans la poubelle de l’inconnu, juste à quelques mètres de la plage.

Ce film fouille dans les profondeurs obscures de la société tunisienne, là où se cache le monde des cimetières avec ses commerçants. Ors El Dhib ou Tendresse du loup est la deuxième expérience de fiction de Jilani Saadi. Ce film vient après Khorma. Jilani Saadi met à nu toute une harmonie trompeuse, en adoptant divers points de vue pour faire émerger la vérité. Il dépeint ses personnages sous toutes leurs couleurs : désespérés, douloureux, frustrés, exclus.

Le titre du premier film, Khorma, vient d’un terme du dialecte populaire tunisien qui signifie « bêtise ». Khorma est un jeune homme de grande taille mais doté d’un petit cerveau, orphelin, naïf, spontané. Tout le monde profite de lui, de sa gentillesse. Jeunes et vieux, femmes et filles, le traitent comme un domestique, qui doit obéir sans discuter.

Dans le second film Tendresse du loup, le réalisateur a bénéficié d’une attention particulière. Ce film a fait une tournée très importante dans les festivals de cinéma arabes et internationaux, et a remporté de nombreux prix. Mais, contrairement à Khorma, il semble que Tendresse du loup soit plus impliqué dans la société tunisienne, que le réalisateur a exploré en profondeur, avec ses personnages marginalisés.

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Dans Khorma, comme dans Tendresse du loup, Jilani Saadi garde ses interprètes principaux, Mohamed Graya et Mohamed Mourali ; ils incarnent deux problèmes et deux héros harmoniquement liés l’un à l’autre, deux caractères totalement contradictoires. Un pouvoir parental absolu et une révolution adolescente insoucieuse et totalement tordue.

Khorma est un film de fiction, vrai drame social, qui réunit les jeunes et les vieux, les voyous et les pieux, les femmes et les hommes, les mariés et les morts, les malins et les naïfs, les maîtres et leurs serviteurs, le mal et le bien. C’est un film miroir qui renvoie l’image d’une société à double face. C’est aussi une tentative audacieuse pour pénétrer le monde intime d’un jeune homme qui travaille sous la protection d’un vieillard en charge d’accompagner les morts de ses prières et de les enterrer. Un vieux qui vit mal et qui ne dépense aucune pièce pour rémunérer son protégé, lequel effectue la presque totalité de son travail.

Jilani Saadi présente le paradoxe de son personnage, à la fois comique et tragique, ce jeune Khorma aux capacités et talents souvent méprisés. Mais dès lors que celui-ci occupe les fonctions de son maître, il tombe dans les pièges et prend le chemin inverse de son ex-responsable Bou Khaleb. Il perd donc la confiance de tout le monde. Tout le monde l’attend au virage pour lui donner une leçon, le punir sans pitié, d’une façon assez vulgaire et touchante à l’image de ses bêtises. On se demande d’où vient ce garçon, perdu à la recherche de son identité et qui n’a jamais bénéficié d’aucun soutien. Seul un homme charitable lui a sauvé la vie, l’a arraché à la torture sociale, physique et morale où il était crucifié à côté d’une poubelle avec pour seule issue d’aller chanter et danser du côté de la mer, et lui a offert la perspective d’un nouveau départ ou d’une plongée dans un inconnu brouillé.

Le film s’ouvre sur les cris d’un vieillard sourd, Bou Khaleb. Il cherche Khorma, son fils adoptif. Leur vie se résume à colporter les mauvaises nouvelles, s’occuper des morts et rendre des services à la population contre un peu d’argent. Le film tourne autour d’une idée principale : le monde des cimetières, des morts, des aumônes… Mais en profondeur il fait remonter de nombreuses questions liées à des problèmes sociaux criants, qui naissent l’un de l’autre pour créer un style comique sur les lieux comme sur les personnages, et concernent aussi le regard de la société sur les pauvres et les orphelins.

Khorma est un film qui traite aussi de plusieurs problématiques : le célibat, la croyance, le bonheur lié à l’argent, la relation entre les jeunes et les vieux, les criminels, et les délinquants, exploiteurs et profiteurs qui ne respectent ni les orphelins, ni les vieux, ni même les morts.

Le film dessine un conflit entre deux mondes qui vivent dans un seul corps. Khorma, le graffitiste des fesses de Hallouma, va réciter les morts ! Une contradiction bilatérale. Khorma, danseur dans la rue, dragueur de Hallouma, récitant le Coran. Là Jilani Saadi montre clairement que le besoin d’avoir un métier a tué ce qu’on appelle le respect envers les morts. Tout se réunit dans un même corps, celui d’une catégorie sociale tunisienne qui vit cet énorme paradoxe en ne pensant qu’au matérialisme.

La force de l’image fait de ce jeune orphelin la première victime sociale, et dévoile chez son maître un esprit égoïste, dénué de tout esprit de charité.

Bou Khaleb représente cette marge ou cet aspect négatif de l’hypocrisie de la société. C’est un vieux profiteur qui veut tout pour lui. Khorma est pour ce vieillard un objet à qui il offre un toit pour dormir. Il le manipule comme il veut. Il lui donne des ordres inhumains qui poussent Khorma à se révolter à chaque instant contre son maître et contre tous ceux qui veulent lui voler sa liberté. Mais malgré sa frustration, Khorma n’ose pas lui faire du mal, parce qu’il représente en fin de compte l’autorité parentale. Il est obligé d’apprendre ce métier pour assumer tous les travaux que son père adoptif lui confie.

Le film révèle aussi le lieu, murs à couleurs troubles avec ses petites rues d’une architecture andalouse jamais rénovée. Il montre des personnages marchandeurs, cette mafia qui vend illégalement le pain de l’aumône et l’eau, et qui exploite Khorma et le traite comme un esclave. Khorma est un orphelin déconfit et lucide, désemparé et érectile.

Khorma est le personnage le plus important, le réalisateur le suit là où il va, du matin au soir, au lit ou ailleurs. C’est jeune homme orphelin, sans mère, ni père, ni famille, bref personne ne sait d’où il vient. Il est audacieux, spontané, courageux et serviable, mais aussi triste et humilié.

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Khorma est le seul à avoir le droit d’entrer dans les maisons de tout le monde, il peut aussi draguer toutes les filles, comme Hallouma, même en présence de leurs pères. Ce jeune homme cache aussi la façon dont il est victime de l’hypocrisie sournoise de son entourage. Il lorgne les fesses de Hallouma et drague toutes les filles qu’il croise, il est spontané et retire rarement ses paroles audacieuses.

Pour Jilani Saadi, Khorma représente le cœur de la société, la voix du réel, de l’espoir, de la vérité et aussi de l’innocence. Khorma est un jeune homme éduqué de façon clandestine. La rue est son domicile, son amour est la nature, et son souci est de vivre en paix. Comme tous les orphelins sans famille, il maîtrise l’art d’oublier

Khorma tourne le dos à chaque fois que Bou Khaleb l’agresse. Il marche toujours derrière lui. Le réalisateur accompagne ce personnage par une flûte à la sonorité triste et perdue dans la mémoire confuse de Khorma ; à chaque fois que Khorma se sent seul, déprimé, cette musique revient quelques instants comme un soutien pour redonner sens à la vie, figurer l’espoir. Khorma rejoint la rue, la mer ou la terrasse quand cette musique l’obsède jusqu’à l’asphyxie et couvre sa pensée.

Une photogénie qui laisse Khorma collé entre deux mondes juxtaposés, un monde de joie et un monde de malheur ; il chante pour pleurer ou l’inverse, espoir et désespoir. Un monde paradoxal comme celui de Bou Khaleb qui cache sa malice comme il cache ses prières matinales en dehors des gens et derrière la naïveté de Khorma, pour dire « Chut ! On ne parle pas d’argent dans les cimetières. » Autrement dit, il faut juste l’accepter, lui seul a le droit de faire. Jilani Saadi associe son héros aux chants du célèbre chanteur égyptien Abdel Halim Hafedh, le chantre de l’amour dans le monde arabe. Il ne se satisfait pas de ce genre de musique, donc il réveille un autre style musical folklorique, le Maalouf tunisien, un style que le réalisateur admire beaucoup, et qui lui rappelle sa jeunesse dans son pays natal.

Le réalisateur renvoie de nouveau Khorma à son état initial de tristesse et de délire, pour le faire rejoindre son monde habituel à côté de Bou Khaleb, quelques minutes après qu’il ait été harcelé par des ivrognes qui ont essayé de le violer sur la plage. C’est un jeune homme qui n’a aucune chance dans la vie.

Ainsi pour le mariage de Zohra comme pour son enterrement, c’est toujours lui qui met l’ambiance, il est toujours au premier rang. Cet intermède de bonheur le récupère le lendemain de son agression sur la plage : durant la soirée de fête de Zohra, il exprime tous ses refoulements. Le réalisateur ne veut plus rester en dette avec son héros.

Khorma est le seul qui a le droit de danser avec les femmes et même de s’approcher d’elles. Quelques jours après, ce bonheur s’évapore, la fête du mariage se disloque pour se transformer en funérailles. Cette nouvelle va tourner les projecteurs sur le vieux Bou Khaleb « le porte malheur » de la famille de Zohra. Cette scène cause sa chute, et devient fou.

Khorma succède à Bou Khaleb, parce qu’il est le seul à connaître ce monde. S’habillant avec l’écharpe de son ex-maître, le jeune esclave prend de l’autorité, il change tout d’abord ses habits, son caractère, ses paroles et même son prénom. De plus en plus étonnant, pieux, strict, tolérant, sage : il rompt totalement avec son passé et aussi avec Bou Khaleb. Quelques gorgées de boisson gazeuse lui suffisent à présent, au lieu d’une bouteille entière comme avant. Il devient l’homme sobre.

Son nouveau prénom, Bilel, un nom symbolique dans l’histoire de l’islam, et qui rappelle le premier esclave noir qui s’est converti à l’islam (Bilel al Habachi). A partir de cet instant, Khorma refuse son ex-prénom qui signifie « bêtise », et demande qu’on l’appelle Bilel. Il revient dans les mêmes lieux, où il a dansé et chanté avant. Il devient l’homme pieu qui a le droit de s’asseoir avec Si Khlifa et sa bande qui l’ont méprisé avant. Dans la maison de Si Ali, il change son regard sur Hallouma, il baisse sa tête avec plus de pudeur quand cette dernière lui parle.  Bilel attire petit à petit ses anciens patrons autour de lui. Il propose l’augmentation du prix des bidons d’eau. L’organisation s’acharne et tout se déroule bien, mais contrairement à Bou Khaleb, Khorma ne met aucun centime dans sa poche, Khorma, devient le premier qui a la capacité de gérer les peurs de la société.

Dans le quartier, Khorma redresse tout ce qui est tordu, il dévoile tout ce qui est caché. Il défend les pauvres et les orphelins et les soutient.

Khorma se révolte. Là, tous commencent à payer le malheur que cet orphelin a vécu durant toute son enfance. Ils perdent déjà leurs repères religieux. Mais très vite, le côté pervers de la société intervient pour piéger ce naïf, il payera très cher son attitude ; la bande des voyous le jettera dans un enfer, il perd tout le respect de son entourage.

Ce dérapage est une sorte de refoulement, enfoui depuis son adolescence, il veut l’approbation de toutes les catégories sociales, pieux et voyous, hommes et femmes, pauvre et riches. Mais cela relève d’une extrême naïveté. Dans l’obscurité de la maison de la défunte Zohra, Khorma retourne à la poubelle, il endosse de nouveau sa veste verte et son pantalon jaune, pour rejoindre finalement la plage. Cette scène lui redonne son vrai nom (bêtise) et montre que dans une même société, personne ne doit se mêler des affaires des autres. Une société bafouée par l’énorme paradoxe incarné dans le personnage de Khorma, un homme qui vit un conflit intense entre le réel et l’obligation du réel, entre ce qu’il n’a pas réussi à faire et ce qu’il doit à cette société. Une société qui lui apprend le mal et qui le blâme en même temps.

Dans ce film, Jilani Saadi invite presque toutes les catégories sociales, dans des moments juxtaposés : bonheur et malheur. Il dénonce plusieurs caractéristiques et traditions encore vivantes au sein de la société tunisienne. C’est une balade dans les rues d’une ville, dans les maisons, au fond des pensées des gens. C’est le déshabillage total d’un quartier à courte manche qui se montre facile à déshabiller. Avec ce long-métrage, le réalisateur confère à l’image, en tant qu’outil d’expression, la plus haute importance ; une image belle « […] non parce qu’elle est belle en soi… mais parce qu’elle est la splendeur du vrai. »[1]

 

Dans le deuxième film Tendresse du loup, les événements se déroulent en une seule nuit, qui commence avec une jeune fille qui achète une nouvelle robe pour attirer l’attention de la caméra, qui va la suivre dans un quartier populaire où domine la langue de force. C’est une incarnation précoce d’une image à double face ; victime devant son chasseur, présenté par le réalisateur sous diverses couleurs et dans des rôles différents pour créer un réel dynamisme en faisant bouger ses personnages.

 

Vers minuit, quatre jeunes individus se réunissent dans un coin du quartier, pour fumer et boire, mais en réalité ils essayent de tenter de s’élever au-dessus du réel pour se retrouver dans des mondes imaginaires lointains. De Stoufa (Mohammed Graya, champion de son premier film) qui rêve d’une maison sur l’île du Cap Vert en écoutant la césaréa Evora, à Dhehbi, l’albinos complexé à cause la forme de son visage, en passant par deux autres amis qui ne sont pas loin des deux premiers avec une aspiration à une vie loin des murs de la répression et de la pauvreté : Jilani Saadi forme ainsi une base solide pour la scène pivot.

 

Brusquement arrive Salwa (Anissa Daoud), jeune fille séduisante qui martèle bruyamment la chaussée du quartier de ses talons aiguille en allumant le feu de joie profonde de son image perverse, son imagination provocatrice et son désir. Rapidement, pour les quatre compères, cela devient un moyen de se venger d’un système social injuste et en même temps de réaliser une partie de leurs fantasmes. Dans un moment bilatéral de douleur spirituelle et de plaisir, trois d’entre eux la violent – Stoufa ne prend pas part au forfait.

Le réalisateur continue alors à sculpter la scène, et pas seulement pour la construire ; il semblerait qu’il insiste sur ce que les autres peuvent négliger comme étant une partie importante du jeu. Autrement dit il s’arrête sur une relation bilatérale, prostituée-violée, comme étant une relation qui n’est pas encore prête ; là, l’action va prendre une autre dimension.

Dès lors, Salwa devient un cadavre plutôt qu’un corps. Morte, avec ses yeux brillants qui dénoncent le vrai sens du viol, un éclair de vengeance plus que de mépris ; alors, une fois l’acte consommé, elle ne se plaint de rien sauf de ses vêtements déchirés.

Ce sont les outils de défense de Salwa pour se distancier de son métier. Elle finit la nuit par un appel à son frère qui va la venger, mais d’une façon barbare. Il s’attaque à Stoufa, et on dirait qu’il paye son innocence puisque lui, il n’a pas violé. Dès lors, c’est Stoufa qui devient la victime. Il prend la place de Salwa, mais par vengeance personnelle cachée il réussit à l’enlever, répondant à l’attirance aussi sentimentale que sexuelle qu’il a pour elle.

Une seule nuit ensemble sous le même toit et dans une chambre froide représente déjà le mariage de Stoufa ou la tendresse du loup, comme le signale le titre. Mais la complexité de la vie finit par détruire douloureusement l’amitié des quatre amis, et Stoufa reste seul avec cette nuit de rêve, loin de Salwa qui est retournée à son monde de prostituée puisque personne n’arrive à enflammer ou injecter une nouvelle vie dans son corps raide.

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Dans le premier film Khorma, Jilani Sa’di présente le paradoxe de son personnage, à la fois comique et tragique, ce jeune Khorma aux capacités et talents souvent méprisés. Mais dès lors que celui-ci occupe les fonctions de son maître, il tombe dans les pièges et prend le chemin inverse de son ex-responsable Bou Khaleb.

Dans Tendresse du loup, La plupart des scènes sont tournées de nuit, un temps discret pour un sujet mystérieux dans une société pudique. Exclusion, prostitution, violence, humiliation… une humanité mal repérée, perdue et désenchantée.

Le sujet dénonce dès le début une atmosphère d’impunité avec l’absence significative de la police, un point très fréquent dans le cinéma tunisien, et que Nouri Bouzid a traité avec ironie dans Making Off.

Avec audace, Jilani Saadi traite d’un sujet rarement évoqué dans le cinéma tunisien. Il met le doigt directement sur une blessure, sans prévenir. Il évoque un non-dit qui a été parfois jusqu’à détruire des sociétés entières : le viol, la prostitution et les règlements de comptes sous l’effet d’alcool… un chemin très dangereux.

Le sujet est rythmé par un réveil qui dévoile le sens clair du temps perdu d’une bande de chômeurs qui se jettent dans les rues de la capitale comme refuge. Entre l’agressivité barbare, l’impétuosité, la vengeance et la sauvagerie, le réalisateur dénonce une catégorie sociale totalement exclue, qui nous est rarement donnée à voir.

Tendresse du loup évoque un sujet extrêmement touchant, concernant des histoires qu’on découvre presque hebdomadairement dans les colonnes réservées aux problèmes sociaux dans nos journaux locaux. Criminalités, alcoolisme, viol… tout se passe réellement ainsi dans nos quartiers défavorisés, avec une jeunesse frustrée et envahie par l’échec, en mal de vivre, plongée dans l’exclusion, la souffrance, la violence, la lâcheté… tout y est dépeint. Un message qui associe l’image sombre et les paroles dépressives de moments où l’humanité bascule.

Le choix des noms des personnages est aussi significatif, de même que le temps et le lieu, qui contribuent à dévoiler ce qui est couvert par la lumière embrouillant du jour : deux termes attachés l’un à l’autre, plutôt une bonne occasion pour filmer discrètement.

Dans une ville vide la nuit, une bande des chômeurs en attente d’une victime monopolise les rues désertées. Un climat oppressant, qui suinte de chaque goutte de bière, donne le ton pour évoquer une situation douloureuse, une jeunesse en manque de tendresse et d’amour, des agressions spectaculairement vulgaires.

Dans ce film, audace et réalisme ont une place importante. Jilani Saadi essaye de transmettre un sentiment très fort caché en soi envers une catégorie sociale oubliée, malgré sa forte présence sur terre. Il vise plutôt à influencer le public pour provoquer chez lui un réflexe, une émotion et un sentiment d’aveu et de reconnaissance, loin de toute ingratitude. Son public est aussi conscient de ce qu’il reçoit. Avec cette conscience humaine, il existe au cœur de cette société tunisienne une catégorie sociale humiliée, frustrée, qui se trouve en fin du compte face à une monstruosité antagoniste défensive pleine de malveillance et de menace qui finit par une sorte d’obéissance et un retour à une réalité qui fait mal.

De surcroît, Jilani Saadi approche les causes de toute cette chute d’humanité, conséquence du phénomène du chômage et de la force cachée de la loi sociale. Dans Tendresse du loup, Jilani Saadi traite avec courage plusieurs points intéressants qui sont, en fin du compte, les facteurs responsables de cette énorme dégénérescence sociale.

D’emblée, le réalisateur présente avec douceur et tendresse la situation de Stoufa le héros. Il marque dès le début une sorte de soutien envers un adulte qui embête souvent son père, lequel n’accepte pas de voir son fils sans travail. Ainsi coule la dernière goutte du patient qui jette Stoufa dans le garage. Cela évoque nettement l’inquiétude des pères quant à la situation de leurs fils. Une situation anxiogène pour le père de Stoufa.

Comme dans Khorma, le vieux Boukhaleb ne cesse de harceler son fils Stoufa pour qu’il cherche un travail, un lieu stable pour dormir : une image correcte pour légitimer la dureté de ce père envers son fils, cette grande rancœur.

Stoufa est un rebelle qui sort de chez lui, plein de rancune envers son père, et qui espère ne pas voir sa tête une deuxième fois. C’est une situation fréquente, une menace presque quotidienne sur les relations entre les jeunes et leurs pères, dans des conditions très dures ; des pères qui harcèlent leurs fils pour les sortir de ce manque de responsabilité vers un futur sombre et souvent inconnu.

 

Cette situation d’exclusion dans sa famille, et malgré la tendresse et la défense de sa mère, met Stoufa directement dans la rue. Si la nuit est un temps de repos et de sommeil pour ceux qui ont passé une longue journée de travail, pour Stoufa c’est le moment où il se retrouve seul dans un lieu inconnu, perdu sans but et sans boussole. Il commence à crier, à casser les éclairages publics ; il est au bord de la crise de nerfs : une nervosité hallucinante qui lui conduit au centre-ville, un quartier plein de clochards, avec alcool et prostitution. La bière, c’est son premier soulagement après avoir rejoint cette bande d’adultes qui sont aussi à la périphérie, des gens qui vivent en marge de la vie quotidienne, qui attendent un geste social.

Jilani Saadi se penche sur ce monde inconnu, sur ceux dont on ne parle pas. Le réalisateur préfère s’éloigner plutôt de cette hypocrisie cinématographique qui montre souvent une image véhiculée par les médias très proche des gens établis, des situations convenues. Son style si singulier, lorsqu’il filme une réunion arrosée de bière où chacun organise inconsciemment ses rêves dus au manque d’argent, le classe hors de toute catégorie du cinéma classique tunisien.

L’engagement de Jilani Saadi a quand même permis de dévoiler la réprobation qui vise ceux qui manifestent de la pitié envers la victime, une injustice dans ce monde de prostitution qui ne cherche jamais à comprendre les causes lorsque sont commis des viols ou des agressions, mais préfère régler les comptes suivant la loi de force, même avec les innocents.

Cette souffrance est aussi celle du puceau Dhahbi l’albinos, qui n’arrête pas de courir derrière ses rêves perdus dans l’imagination avant le passage de Salwa. Et c’est une autre occasion de signaler l’état désertique de la ville pendant la nuit, un lieu plein des risques, où personne n’ose sortir pour sauver la jeune Salwa de cette barbarie. Des voisins observent directement cet acte criminel sans bouger, sans le moindre sentiment de pitié, et ne pensent même pas à passer un simple appel téléphonique pour prévenir la police qui pourrait sauver la vie de cette fille. Mais dans ce film, Jilani Saadi sollicite un minimum de soutien social qui pourrait sortir des gens du danger. Une simple intervention de voisins aurait facilement pu sauver Salwa des griffes de ses agresseurs ; malgré ses appels au secours, personne n’a osé lui ouvrir sa porte, aucun de ses hurlements n’a pu réveiller ce quartier mort et insoucieux.

tendresse du loup

Derrière ce drame, Jilani Saadi jette aussi des accusations à l’encontre de la police, qui est totalement absente dans des moments qui exigeraient son intervention ; peut-être les policiers sont-ils prudents lorsqu’il s’agit d’effectuer un contrôle dans de tels quartiers…

Mais s’agissant de conscience, le réalisateur fait de l’albinos l’homme repentant, qui regrette ce qu’il a fait : un comportement humain qui traduit des valeurs personnelles cachées derrière ses origines rurales. Pourtant, ses amis ne pleurent pas pour lui. Ces hommes jetés par la société et traités toujours comme des délinquants irrécupérables ne sont pas adaptés à la société, mais ils restent en fin de compte des êtres humains que l’on doit protéger. Quant à Salwa, la prostituée, elle résiste jusqu’à la fin malgré sa souffrance et ses douleurs, et persiste à rester une femme solide, forte et résistante. Ce paysage dramatique, bien illustré par une couleur noire, incite forcément le public à regarder sur plein écran ce qu’il refuse souvent de voir dans les quartiers.

Ce manque de valeurs de charité et de pitié, d’entraide, de courage et même de soutien vocal conduit le réalisateur à défendre d’une façon très humaine ceux que la société juge mal, sans le moindre pardon. Il essaye de sensibiliser son public dans un seul but, sur lequel tourne l’idée du scénario : donner à ces personnages méprisés par la société toutes leurs valeurs d’humanité. Autrement dit, vivre avec eux pour légitimer sa défense.

Tous ces éléments constituent une énorme gestuelle qui dépasse largement la parole. Les larmes de Dhahbi l’albinos à la gare avant qu’il ne prenne le chemin du retour pour rentrer chez lui, traduisent certainement l’énorme douleur de l’exclusion dans une grande ville qui ne peut pas donner sa chance à tout le monde. C’est une situation d’échec, d’humiliation et un sentiment de faiblesse qui incitent l’albinos de quitter ce lieu de drame en pleine nuit, pour rejoindre un autre lieu, plus libre, et où il trouvera plus de chances d’intégration loin de ce racisme hystérique mortel.

Sur la base de ce message, venait le choix du titre, en arabe ‘Ors El Dib : une phrase très connu dans les milieux populaires tunisiens, que l’on prononce souvent quand la pluie tombe et que le soleil brille en même temps. Deux éléments contradictoires viennent en même temps, froid et chaleur, éclairage et pluie, qui traduisent le paradoxe dans une société qui refuse d’avouer ses fautes. Un sujet à risque, mais qui signale d’autant plus de joie qu’il en témoigne.

 

MABROUKI Anwar

Université de Strasbourg



[1] Casetti Francesco, Les Théories du cinéma depuis 1945, Edition Nathan, Paris, 1999. p. 25.

 

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