Albi 2024 : Tehachapi

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Tehachapi

France, Suisse, 2023
Titre original : –
Réalisateur : JR
Scénario : JR
Distributeur : MK2.alt
Genre : Documentaire
Durée : 1h32
Date de sortie : 12 juin 2024

3,5/5

Quand la fiction s’invite en milieu carcéral, c’est souvent pour redresser les torts et procéder à une réhabilitation aussi édifiante que forcée des détenus. Il y a trois ans, Kad Merad avait tenu le rôle passablement problématique du sauveur venu de l’extérieur dans Un triomphe de Emmanuel Courcol. Colman Domingo suivra un parcours de libération intérieure comparable dans Sing Sing de Greg Kwedar, qui sortira dans les salles françaises en janvier prochain. Et le documentaire dans tout cela ? Comment le faire-semblant de l’influence bénéfique de l’art peut-il être traduit dans un genre filmique plus proche de la réalité ? Six ans après Visages villages, alors co-réalisé avec la regrettée Agnès Varda, le photographe JR s’attaque avec brio à ce projet en tous points hors du commun.

Alors que le sujet de Tehachapi, découvert en séance de rattrapage au Festival d’Albi, dispose d’un fort potentiel lugubre, le réalisateur sait en tirer un film lumineux, plein d’espoir et de bons sentiments nullement feints. Il s’y intéresse à un groupe d’hommes incarcérés dans une prison de très haute sécurité, pour la plupart condamnés à de lourdes peines, non pas dans le but d’en faire des exemples d’une société dysfonctionnelle. Même si beaucoup d’observations tout à fait recevables émaillent son propos. Pas non plus afin de leur permettre de prendre conscience de la gravité des actes qu’ils ont commis. Ainsi, si le public a une vague idée des années passées derrière les barreaux pour les uns et les autres et surtout de l’espoir limité qu’ils ont d’être libérés tôt ou tard, peu de temps y est consacré aux circonstances de vie personnelles ayant conduit à cette impasse existentielle.

Non, l’exploit considérable de JR consiste à galvaniser cette foule hétéroclite d’hommes au passé peu glorieux dans un projet commun, certes éphémère, mais suffisamment fort pour changer tant soit peu la donne du quotidien inhumain en prison. L’astuce, probablement guère préméditée quoique diablement efficace, c’est de suivre cette opération artistique sur le long terme, en dépit des contretemps inévitables allant de pair avec un tournage par temps de crise sanitaire. Mais c’est précisément la prise progressive du dessus par l’aspect humain, au détriment de l’effet ponctuel de ce que de mauvaises langues pourraient considérer comme des opérations de communication aux quatre coins du monde, qui confère à Tehachapi ses lettres de noblesse cinématographiques et humaines !

© 2023 Camille Pajot / JRSA / Social Animals / Ciné-Tamaris / MK2 Films / MK2.alt Tous droits réservés

Synopsis : Connu pour ses photos de visages collés dans des endroits atypiques, le photographe français JR est invité à travailler avec des prisonniers américains. Il accepte cette offre inhabituelle à condition de pouvoir couvrir une cour de prison de ses photos géantes. Pour des raisons initialement d’ordre pratique, son choix se porte, avec l’accord du gouverneur Gavin Newsom, sur celle de Tehachapi en Californie du Sud. Dans cette prison, considérée comme l’une des plus violentes des États-Unis, des hommes sont détenus depuis des années, jusqu’à récemment dans des cages à ciel ouvert, alors que leurs crimes remontent parfois à leur adolescence et sans possibilité raisonnable de retrouver un jour la liberté. Après avoir pris en photo plusieurs d’entre eux, JR les met de même à contribution dans le collage de cette fresque en papier dans la cour de la prison.

© 2023 Marc Azoulay / JRSA / Social Animals / Ciné-Tamaris / MK2 Films / MK2.alt Tous droits réservés

Quand, un beau jour en 2019, il débarque dans la prison hermétiquement fermée du monde extérieur de Tehachapi, JR n’arrive guère en terrain conquis. Les dernières taches de sang viennent d’être enlevées du sol de la cour – en attendant la prochaine émeute – et la pratique cynique de tenir les prisonniers les plus violents dans des cages a seulement été abolie depuis peu de temps. De même, lorsque le photographe français présente son projet à ses futurs collaborateurs, ceux-ci restent d’abord sur l’expectative, sans doute échaudés par un contexte social et un système judiciaire qui sont déterminés à leurs mettre des bâtons dans les roues. Les langues et les poses ne commencent à se délier qu’à partir du moment du shooting, quand le groupe des détenus se décompose petit à petit en visages et en histoires individuels.

Il n’empêche que Tehachapi ne perd jamais tout à fait de vue le sort aucunement enviable que la justice américaine en général et celle de l’état californien en particulier réserve à ses citoyens ayant plus ou moins lourdement fauté. La question n’y est point de juger moralement ces hommes pour les crimes qu’ils ont commis. D’ailleurs, pas un seul parmi eux ne s’évertue à disputer sa culpabilité.

Par contre, là où le bât social blesse horriblement, c’est du côté de l’avenir ou plutôt de l’absence d’avenir que la justice accorde à ces parias. Certes, grâce à l’étincelle d’espoir qui a traversé les hauts murs barbelés de la prison par voie de l’appareil photo de JR, quelques uns des prisonniers ont pu avancer sur le chemin de la réhabilitation. Mais dans l’ensemble, le documentaire ne se fait pas la moindre illusion sur un système répressif dont la sanction la plus lourde et la plus irrémédiable semble être le mode opératoire privilégié.

© 2023 JRSA / Social Animals / Ciné-Tamaris / MK2 Films / MK2.alt Tous droits réservés

Le discours oral de JR a beau être léger et détendu, ses images parlent un langage infiniment plus subtil. Tandis que sa présence dans la prison vise avant tout à donner un peu d’espoir à ces hommes confrontés à une violence quotidienne dans un endroit suffocant, son documentaire joue au contraire simultanément sur cette tristesse profondément enracinée et sur ce que l’attention portée sur elle est capable de modifier dans cette monotonie, en délicat équilibre sur un volcan de violence. L’effort y est autant collectif que parfaitement conscient de ses limitations. Ainsi, l’artiste annonce d’entrée de jeu la couleur de son intervention, censée ne durer qu’un temps, à savoir celui que les éléments météorologiques mettront pour l’effacer du bitume de la cour de prison.

Toute la beauté, à la fois filmique et humaine, de Tehachapi consiste dès lors à donner une suite à cette aventure altruiste et couronnée de multiples formes de succès. Au début le moteur de cette création artistique, le réalisateur ne s’accroche nullement à cette position de meneur du récit. Progressivement, il donne à son documentaire une forme très joliment organique, faisant confiance au temps et au lien personnel qui s’est créé entre lui et une poignée de détenus, désireux d’attraper la perche qu’on leur a tendue. L’absence notable de coups de théâtre joue dès lors en faveur du récit que l’on pourrait qualifier de prodigieuse machine à détruire les préjugés.

En faisant de Kevin, Barrett et les autres des êtres filmiques en chair et en os, nullement exempts d’un côté ténébreux, mais bien décidés d’améliorer leurs conditions de vie, il leur rend un service infiniment plus précieux que la simple intégration de leur portrait dans une fresque, à voir en intégrale exclusivement depuis le point de vue divin, n’aurait jamais pu l’être !

© 2023 JRSA / Social Animals / Ciné-Tamaris / MK2 Films / MK2.alt Tous droits réservés

Conclusion

Plus qu’un photographe de talent, JR est pour nous un formidable révélateur d’humanité. Capable d’en trouver même dans un décor aussi désolant qu’une prison américaine de haute sécurité, il confirme – désormais en solo – la haute opinion qu’on avait de ses capacités filmiques depuis Visages villages. Dans Tehachapi, le contexte est certes (très) différent. Mais il s’y agit encore et toujours de creuser l’apparence pour mieux saisir l’essence d’hommes rejetés par la société. Avec en prime de magnifiques récits d’amitié et d’espoir, que même une pandémie et une politique pénitentiaire répressive n’ont pas réussi à faire dérailler. Chapeau … et lunette noires !

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