Ernest Cole photographe
France, États-Unis, 2024
Titre original : Ernest Cole Lost and Found
Réalisateur : Raoul Peck
Scénario : Ernest Cole et Raoul Peck
Distributeur : Condor Distribution
Genre : Documentaire
Durée : 1h46
Date de sortie : 25 décembre 2024
3,5/5
En ce jour si particulier pour l’avenir des États-Unis d’Amérique, ce n’est peut-être pas un hasard que notre chemin de festivalier nous a mis devant les yeux un documentaire plus amer que doux à l’égard du pays des opportunités soi-disant illimitées. Car Ernest Cole photographe est fortement complémentaire par rapport à I am not your negro, le pamphlet filmique dans lequel le réalisateur Raoul Peck avait d’ores et déjà sévèrement mis en doute le rêve américain par voie des réflexions de l’auteur James Baldwin.
Huit ans plus tard, la mélancolie prédomine dans cette évocation de l’existence somme toute tragique du photographe sud-africain. Ce qui ne veut pas dire que le cinéaste d’origine haïtienne n’y réussisse pas l’exploit suprême de tout documentaire, voire de tout film, point barre. A savoir de nous permettre depuis le confort d’une (grande) salle de cinéma, de voir le monde à travers un point de vue différent du nôtre, qui a néanmoins de quoi résonner en nous.
Ce point de vue, c’est celui d’un homme déraciné contre son gré, un jeune photographe noir né en 1940 en Afrique du Sud et mort assez misérablement près de cinquante ans plus tard à New York, dans un état personnel de précarité et d’exclusion avancé. Cette parenthèse historique qu’était la vie d’Ernest Cole, elle a coïncidé pour le meilleur et pour le pire avec l’époque inhumaine de l’Apartheid dans son pays natal, ainsi qu’avec celle d’un certain éveil militant et une libération des mœurs toute relative dans son pays d’adoption.
Or, un point sur lequel ce documentaire poignant insiste sans jamais forcer le trait, c’est sur l’identité de vagabond involontaire de son sujet. Nulle part chez lui et pourtant empressé de rendre compte de la réalité sociale autour de lui à travers l’objectif de son appareil photo, Cole a dû faire les frais de tant d’autres individus délogés de chez eux avant et après lui. Avec toujours en arrière-pensée, le rôle important, mais hélas pas déterminant, qu’il avait joué dans l’abolition tardive de l’Apartheid.
Synopsis : En 1967, alors qu’il vient de quitter son pays, l’Afrique du Sud, le photographe Ernest Cole publie aux États-Unis le livre de clichés à charge « House of Bondage » sur les très difficiles conditions de vie de ses compatriotes noirs dans son pays d’origine sous le joug de l’Apartheid. Cinquante ans plus tard, en 2017, alors que Cole s’était éteint dans l’indifférence totale au début des années ’90, des dizaines de milliers de négatifs de son travail refont surface dans un coffre-fort en Suède et sont remis aux membres de sa famille.
Désespoir d’exilé
Comme cela fut déjà le cas de I am not your negro, Ernest Cole photographe n’est point un documentaire à la thématique monolithique. Il y est question de la vie mouvementée de ce photographe à la conscience sociale aiguë, soit. Mais au delà des simples repères biographiques, Raoul Peck y parvient à dresser le portrait plus vaste d’un monde finalement pas si lointain du nôtre. Tour à tour évocation historique, brûlot militant, thriller d’archives et chronique intimiste, ce documentaire évite adroitement de s’égarer trop vers l’une ou l’autre de ces pistes pas nécessairement compatibles entre elles. Tout comme il sait garder intacte la voix singulière et extrêmement lucide sur son sort de Ernest Cole, dans la version française du film reprise par le réalisateur lui-même.
Ce récit à la première personne, qui englobe en même temps plus que le tracé linéaire d’une vie personnelle, il opère à la façon d’une poupée russe, en nous révélant progressivement les différentes couches de l’impact d’Ernest Cole sur le monde. Une partie essentielle de ce travail de découverte consiste alors justement à relativiser à la fois la résonance qu’a pu avoir le livre de photos publié à la fin des années ’60 dans le contexte géopolitique de sanctions maintes fois repoussées par les instances internationales et le flottement de la vie matérielle du photographe, en contraste brutal avec la beauté expressive de ses images.
Car le fond visuel largement majoritaire d’Ernest Cole photographe, ce sont sans doute des centaines de ses photos, mises en rapport les unes avec les autres et aussi sporadiquement sonorisées. Heureusement, la seule réserve formelle que l’on puisse exprimer à l’égard de la réalisation de Raoul Peck.
Étranger partout
Sinon, son cinquième long-métrage documentaire dresse le portrait hautement touchant parce que nullement complaisant d’une époque dont les enseignements devraient nous fournir matière à réflexion jusqu’à aujourd’hui. Et sur la place du lanceur d’alerte, souvent ignoré et certainement jamais reconnu à sa juste valeur pour les sacrifices qu’il a dû consentir afin de marquer son opposition à l’injustice, quelle qu’elle soit. Et sur des différences culturelles entre les pays et les peuples, qui peuvent mener à une difficulté quasiment insurmontable de redémarrer une nouvelle vie ailleurs. La nostalgie, ainsi que l’impossibilité de pouvoir y remédier en raison de freins administratifs et diplomatiques, pèsent lourd sur l’âme de Cole et sur le documentaire, assez courageux pour ne pas nous présenter une fin heureuse rassurante.
En effet, inutile d’insister sur l’état d’instabilité, d’insécurité et de corruption qui sévit en Afrique du Sud trente ans après la fin officielle de l’Apartheid. Les images de Nelson Mandela, fraîchement libéré de prison, participent au contraire à nous rappeler que l’Histoire s’apparente à des sables mouvants, où chaque pas en avant peut être accompagné par deux pas en arrière. Et contrairement au conte de fées de la vie réelle qui nous avait enchanté il y a plus de dix ans dans Sugar Man de Malik Bendjelloul, cette autre aventure d’un trésor artistique resté trop longtemps enfoui, ici, c’est plutôt la tristesse et la désillusion du photographe de plus en plus marginalisé qui nous gagnent. Bravo à Raoul Peck alors, de nous faire apprécier la complexité de son propos, au lieu de nous assaillir platement avec un nouveau fait déprimant après l’autre !
Conclusion
Est-ce que vous avez déjà entendu parler d’Ernest Cole ? Probablement pas, à moins d’être un expert de la lutte contre l’Apartheid au fil du temps ou un spécialiste encore plus pointu de la photographie de rue. Ernest Cole photographe remédiera certainement à cette lacune en termes de culture générale. Le documentaire de Raoul Peck, que nous avons eu le privilège de découvrir au Festival de Sarlat, va par contre encore plus loin : il opère un grand tour d’horizon de thématiques sociales, culturelles et plus individuelles ayant bousculé avec plus ou moins de succès l’actualité entre les années ’60 et ’90 du siècle dernier, tout en sachant pertinemment que l’Histoire s’écrit au jour le jour et que rien n’y est jamais figé de manière définitive. Un message si magistralement nuancé aurait presque de quoi nous faire envisager avec plus de recul et de sérénité le résultat électoral du jour, venu d’outre-Atlantique !