Crossing Istanbul
Suède, Danemark, France, Turquie, Géorgie, 2024
Titre original : Crossing
Réalisateur : Levan Akin
Scénario : Levan Akin
Acteurs : Mzia Arabuli, Lucas Kankava, Deniz Dumanli et Nino Karchava
Distributeur : New Story
Genre : Drame
Durée : 1h46
Date de sortie : 4 décembre 2024
3/5
Traverser les frontières sans jamais arriver nulle part. Être à la recherche de quelqu’un et de soi-même sans jamais trouver ni l’un, ni l’autre. Tels sont les thèmes principaux de notre entrée en la matière tout à fait réussie au Festival de La Roche-sur-Yon. Dans Crossing Istanbul, le voyage dans la grande ville, de surcroît dans un pays dont on ne maîtrise pas la langue, est synonyme à la fois de disparition, de révélation et de découverte de l’autre. Comme dans la plupart des bons récits de voyage, ce n’est guère l’arrivée qui compte ici, mais le cheminement fait de revers, de détours et de bifurcations qui amène vers des univers inattendus.
Quand la vieille prof Lia et son guide improvisé et un brin imposteur Achi partent à l’aventure, ils n’ont qu’une vague idée où le car, puis le ferry les conduiront. Tout l’art de la mise en scène de Levan Akin consiste dès lors à nous intéresser à leurs états d’âme sans cesse changeants. A tel point que les rencontres qu’ils feront en cours de chemin relèvent en fin de compte d’une plus grande importance que la finalité initiale de leur voyage. Ce qui n’implique nullement que le sujet de la transidentité et les discriminations qui vont hélas toujours de pair avec elle n’y soient pas traités avec beaucoup d’empathie et sans misérabilisme tendancieux.
Synopsis : Après la mort de sa sœur, Madame Lia, ancienne prof d’Histoire et désormais à la retraite, souhaite exaucer le dernier vœu de la défunte : retrouver sa fille Tekla et la ramener dans sa Géorgie natale. La première étape de sa quête est une communauté marginale au bord de la mer. Elle y croise Achi, un jeune désœuvré, qui prétend avoir l’adresse de Tekla, la nièce de Lia, à Istanbul. S’improvisant à la fois en tant que guide et traducteur, il accompagne la vieille dame à Istanbul, où Tekla aurait habité dans le quartier des femmes trans. Alors que leur recherche piétine, l’avocate trans Evrim pourrait peut-être leur fournir des informations cruciales sur le parcours de Tekla.
Chacun cherche son chat
C’est un tandem de personnages particulièrement mal assorti qui se trouve au cœur de Crossing Istanbul. Pourtant, c’est aussi de ce contraste permanent entre la vieille génération, foncièrement nostalgique et à cheval sur des manières d’une autre époque, et cette progéniture ingrate, vaguement parasitaire mais pas pour autant dépourvue d’altruisme, que vit le récit fort touchant du quatrième long-métrage de Levan Akin. A partir d’une union temporaire née de l’intérêt commun de partir au loin, quoique pour des raisons diamétralement opposées, se développe progressivement quelque chose de plus profond.
Comme si, entre la courbe souhaitée circulaire par Lia, qui ne rêve en fait que de boucler ce qui reste à boucler pendant le dernier acte de sa vie, et la ligne qui va droit, quitte à aller à intervalles réguliers dans le mur, de Achi empressé de ne jamais regarder derrière lui, il y avait un croisement miraculeux, une parenthèse de grâce et pourquoi pas de paix intérieure, bénéfique aux deux personnages.
Ce qui n’empêche que, dans la grande fresque de la métropole turque, le destin de ces deux naufragés de la vie peut paraître dérisoire. La caméra en tient parfaitement compte dès leur arrivée, avec ce long zoom en arrière qui fait disparaître leur car dans le va-et-vient des autoroutes de périphérie, devant l’arrière-plan de la vue panoramique d’Istanbul. Et à peine quelques minutes plus tard, ce même abandon, qui borderait au désintérêt dans le cadre d’une narration moins adroite, a lieu de nouveau, au cours d’un long travelling à travers les différents niveaux du ferry qui relie les continents. Cette fois-ci, le but narratif de cette démarche formelle nous paraît être au contraire l’inclusion d’autres personnages, à savoir ces parias d’une société – les enfants faisant la manche et l’avocate trans – qui seraient sans doute laissés de côté ou regardés avec dédain ailleurs.
Prends bien soin de moi
Ici, rien de tout cela et tant mieux ! Bien au contraire, puisque Crossing Istanbul appartient à ce groupe officieux et de plus en plus fourni de films, qui jettent un regard largement dépourvu de préjugés sur l’identité des personnes transgenres. De là à dire que cet effet de mode de l’inclusion va perdurer, qui sait ? En attendant le retour de bâton réactionnaire, profitons donc d’œuvres aussi libres d’esprit que celle-ci. L’ouverture des mentalités et des cœurs y varie certes en fonction de l’âge des personnes impliquées, avec notamment Lia – Mzia Arabuli, magnifique de candeur – qui se montre surtout animée par le regret. Mais dans l’ensemble, l’incursion dans les quartiers supposément malfamés d’Istanbul se solde davantage par des rencontres enrichissantes que par des situations glauques et inconfortables.
Le fer de lance de cette mentalité militante est le personnage de Evrim, que Deniz Dumanli interprète sans fausse pudeur. Elle est pleinement consciente des limitations qu’une société régie par de vieux codes patriarcaux lui impose. Néanmoins, elle sait s’affirmer, voire tirer son épingle du jeu, sans être dupe en même temps des vicissitudes de la vie affective que son identité de genre lui réserve. Alors qu’elle espère encore faire marcher une relation qui est d’ores et déjà la risée de son entourage, la vie lui réservera une nouvelle rencontre plein de promesses. C’est ce genre d’optimisme larvé, ainsi qu’un certain esprit enjoué dans la conduction doucement elliptique du fil narratif qui rendent cette co-production européenne si plaisante. Y compris quand la tristesse finale risque de nous submerger, après une conclusion ambigüe du plus bel effet !
Conclusion
Comme annoncé dans l’introduction au Festival de La Roche-sur-Yon de ce film, présenté d’abord à celui de Berlin, Crossing Istanbul déborde de douceur. Toutes ses parties disparates y participent à un grand effort fédérateur, heureusement à mille lieues de toute forme de bouillie consensuelle. Le réalisateur Levan Akin y a opté pour une liberté absolue accordée aux personnages. En échange, ces derniers lui rendent fort bien ce droit maintes fois renouvelé à l’erreur. Sans oublier un traitement de la transidentité à la hauteur des enjeux de notre époque, dont les expressions les plus maladroites et gênées appartiennent désormais au passé. En tout cas, on l’espère.