Les 39 marches
Royaume-Uni, 1935
Titre original : The 39 Steps
Réalisateur : Alfred Hitchcock
Scénario : Charles Bennett et Ian Hay, d’après le roman de John Buchan
Acteurs : Robert Donat, Madeleine Carroll, Lucie Mannheim et Godfrey Tearle
Distributeur : Carlotta Films
Genre : Thriller
Durée : 1h26
Date de sortie : 29 novembre 2023 (Reprise)
3/5
Comme la plupart des cinéphiles le savent, avant de devenir le maître du suspense et l’une des figures incontournables du cinéma hollywoodien des années 1940, ’50 et ’60, Alfred Hitchcock avait appris son art dans son pays natal auprès d’une industrie du cinéma britannique alors en plein essor. Toutefois, de cette période lointaine, qui remonte même jusqu’aux films muets, très peu de films ont su maintenir le même niveau de popularité à toute épreuve que ses chefs-d’œuvre du suspense tels que L’Ombre d’un doute, Les Enchaînés, Fenêtre sur cour, Sueurs froides, La Mort aux trousses et Psychose.
Dans le cas des 39 marches, il s’agit d’un thriller sous forme d’ébauche, dans lequel bon nombre d’idées visionnaires existent déjà à l’état embryonnaire. Autant dire que le plaisir pris à le revoir relève surtout d’une sorte d’envie archéologique, tout en reconnaissant que la main du maître s’était avéré sensiblement plus virtuose par la suite.
En effet, face à une multitude de thématiques et de figures de style qui allaient devenir par la suite le fond de commerce prodigieux de Hitchcock, comme l’innocent incapable de s’affranchir de la perception de culpabilité ou bien des pirouettes narratives de toute beauté, il reste un petit arrière-goût d’inachevé. C’est comme si le futur génie de la mise en scène malicieuse y avait essayé toutes les ficelles à sa disposition. Il y procède à bon escient, certes, mais sans jamais parvenir à faire de nous les complices pleinement engagés dans son spectacle rocambolesque.
Ainsi, le héros constamment malmené, de Londres en Écosse et de retour au point de départ, que Robert Donat campe avec un charme certain, ne dégage pas encore la même verve paranoïde que d’autres vedettes récurrentes de l’univers hitchcockien, comme Cary Grant et James Stewart. Quant au rôle de contrepoids féminin tenu par Madeleine Carroll, il ne prend de l’envergure que très tardivement au cours du récit. A ce moment-là, sa fonction dramatique consiste avant tout à mettre en valeur la course contre la montre et contre l’injustice de son pendant masculin. Ce qui revient en somme à un emploi de faire-valoir, hélas nullement inouï chez un réalisateur dont l’autre attitude réservée aux personnages féminins était de les faire souffrir misérablement.
Synopsis : Le Canadien Hannay est de passage à Londres. Un soir, il assiste à un spectacle de variété, quand des coups de feu sont tirés lors d’une altercation entre spectateurs. Hannay arrive à sortir indemne du théâtre en compagnie de Madame Smith. Cette femme mystérieuse lui demande si elle peut trouver refuge chez lui pour la nuit. Intrigué, Hannay accepte et se trouve rapidement impliqué dans une sinistre histoire de meurtre et d’espionnage, qui l’oblige à partir en Écosse, à la chasse aux indices susceptibles de le déculpabiliser.
Le spectacle doit continuer
On imagine que pour le public du milieu des années 1930, la découverte des 39 marches avait dû faire l’effet d’une révélation. Dépourvue de temps morts et truffée d’idées visuelles et de pirouettes narratives, cette histoire abracadabrante dépassait alors de loin la trame sagement linéaire et prévisible de la plupart des productions britanniques ou américaines de l’époque. Et effectivement, près de 90 ans après sa sortie initiale, cette sorte de matrice du thriller hitchcockien préserve largement son attrait divertissant. Le hic, c’est que depuis, la formule a été soigneusement perfectionnée par le réalisateur. Jusqu’à nous rendre familiers de tous ses ressorts, employés avec plus d’adresse dans ses films ultérieurs.
Dès lors, il ne reste plus que la reconnaissance que même les maîtres ont dû commencer quelque part pour arriver au sommet. Tout en haut de la pyramide de la reconnaissance et du succès public, Alfred Hitchcock avait su y rester au moins pendant six ans, de 1954 à 1960, grâce à une série de huit œuvres majeures, entre Fenêtre sur cour et Psychose, en passant par la plupart des films précités. Bien sûr, il était impossible de prévoir un tel apogée vingt ans plus tôt. Il n’empêche que, vu rétrospectivement, Les 39 marches fait principalement figure de carte de visite, aussi bien ficelé le récit soit-il, censé vanter – pourquoi pas auprès des studios alors tout puissants d’Hollywood ? – les capacités narratives et formelles dont le jeune Hitchcock était d’ores et déjà capable.
Mon petit doigt m’a dit …
Dans ce catalogue des morceaux choisis, les petits coups de génie ne manquent certes pas. Par ici, l’influence de l’excellence expressive du cinéma muet se fait ressentir. Notamment dans la séquence de la nuit passée à la ferme, avec l’apparition presque anecdotique d’une jeune Peggy Ashcroft que peu de spectatrices et de spectateurs associeraient sans doute au personnage emblématique de Madame Moore qu’elle allait incarner près d’un demi-siècle plus tard chez David Lean dans La Route des Indes. Par là, l’économie nuancée des ellipses relève à peu près de l’abstraction narrative, tant Alfred Hitchcock pratique sans gêne un cinéma des attractions, plutôt que de faire attention à la logique inhérente à son intrigue policière.
A ce sujet, le personnage de Hannay peut être considéré comme passablement problématique. Grâce au charme de Robert Donat, nous lui gardons un capital de sympathie difficile à épuiser. Néanmoins, la crédulité de cet homme pourchassé de toutes parts borde à l’inconscience, avec son entêtement de répéter son périple et ses implications à qui veut l’entendre, quitte à se faire avoir encore et encore. A moins que, justement, Hitchcock ne distille très tôt son propre commentaire face à tant de naïveté béate à travers la réaction du laitier, qui aide Hannay à se soustraire une première fois à ses poursuivants ? Une critique à peine larvée de la bêtise de son héros, qui est certes sublimement ironique, mais qui relativise en même temps notre volonté de nous embarquer corps et âme pendant une heure et demie auprès d’un personnage aussi mal dégourdi.
Conclusion
Tout en étant un divertissement de haut vol ayant raisonnablement bien résisté à l’épreuve du temps, Les 39 marches nous a quand même laissés un peu sur notre faim, tant d’années après l’avoir vu une première fois. La recette Hitchcock y donne déjà un récit aux multiples rebondissements, parfois amenés un peu trop hâtivement. Mais la facture globale du dixième long-métrage sonore du futur maître du suspense s’apparente un peu trop à un mélange peu organique de petits morceaux de bravoure, qui ne fonctionnent finalement pas si bien ensemble en termes de rythme dramatique soutenu jusqu’au bout. En somme, tout ou presque y est déjà, à des degrés d’accomplissement hélas un peu trop variables pour nous enthousiasmer réellement.