Le Génie du mal
États-Unis, 1959
Titre original : Compulsion
Réalisateur : Richard Fleischer
Scénario : Richard Murphy, d’après le roman de Meyer Levin
Acteurs : Orson Welles, Diane Varsi, Dean Stockwell et Bradford Dillman
Distributeur : –
Genre : Thriller
Durée : 1h43
Date de sortie : 13 mai 1959
3/5
Si l’histoire de deux fils de riches qui commettent un meurtre par pur loisir pour ensuite narguer leur entourage vous dit quelque chose, vous avez probablement vu ou entendu parler de La Corde de Alfred Hitchcock. Ce thriller-ci tourné dix ans plus tard, en 1959, en est une version située plus près des éléments factuels du fait divers, qui avait choqué l’Amérique dans les années 1920. Néanmoins, le réalisateur Richard Fleischer tient explicitement compte de l’aspect technique de son prédécesseur – filmé en plans-séquences de dix minutes – à travers une transition qui cite celles au demeurant assez artificielles de La Corde.
Sinon, Le Génie du mal constitue un film de studio assez révélateur des forces en présence à l’époque charnière de sa production. A savoir une certaine frilosité par rapport au traitement de son sujet brûlant, qui occulte volontairement et son côté glauque, et la relation pour le moins homoérotique entre les deux véritables personnages principaux.
Et puis un drôle de déséquilibre dramatique, qui laisse passer plus d’une heure avant que la vedette présumée n’entre en scène, en l’occurrence un Orson Welles lourdement grimé qui semble avoir été essentiellement engagé pour tenir un long discours édifiant à la fin. Dans le même ordre d’idées, la mise en avant de la jeune Diane Varsi dans un second rôle plus du tout en phase avec la place accordée aux femmes dans la société contemporaine a de quoi dénoter. Ces choix à fort caractère de stratégie commerciale risquent en effet de relativiser l’exploit des deux acteurs majeurs du film, Dean Stockwell et Bradford Dillman, qui livrent des interprétations glaçantes du mal détaché dans toute son horreur.
Synopsis : En 1924 à Chicago, les deux amis proches et étudiants intellectuellement précoces Judd Steiner et Artie Straus complotent afin de commettre le crime parfait. Ils pensent avoir réussi leur coup en assassinant le jeune Paulie Kessler, après l’avoir enlevé. Tandis que la ville entière est terrorisée par ce crime haineux et que la police n’avance guère dans son enquête, les deux adeptes de Nietzsche se croient à l’abri de toute poursuite judiciaire. Même la perte des lunettes de Judd sur les lieux du crime ne paraît pas pouvoir les inquiéter. Au fil des jours, l’étau se resserre pourtant autour d’eux. Dès lors, seul le célèbre avocat Jonathan Wilk pourrait les sauver de la pendaison.
En attendant Monsieur Welles
Près de vingt ans après son coup d’éclat légendaire Citizen Kane, Orson Welles avait vu passer sa carrière de réalisateur, au début prometteuse, par bon nombre de creux frustrants. Celui qu’il traversait à la fin des années ’50, suite à la réalisation de La Soif du mal, était de ceux-là. Devant la caméra, les choses ne s’arrangeaient pas non plus, comme en témoigne une surabondance de rôles alimentaires, comme celui qu’il interprète avec un certain stoïcisme dans Le Génie du mal. Welles y incarne en quelque sorte le seul personnage moralement intègre dans un microcosme aux tares omniprésentes.
En effet, aussi techniquement irréprochable soit-il, le film de Richard Fleischer souffre d’une certaine anémie en termes d’enjeux dramatiques. A aucun moment, la culpabilité de Judd et d’Artie n’y est mise en doute. De même, seule la sévérité du verdict pose question, alors que ces deux théoriciens du mal nihiliste ne peuvent à aucun moment espérer s’en tirer avec un blâme.
Mises à part ces réserves tout de même substantielles, ce thriller cynique se fait un malin plaisir à se positionner quelque part à l’écart d’un manichéisme sommaire. Le spectateur a beau ne pas prendre complètement parti pour les deux protagonistes malfaisants, le jeu imprégné d’un charme morbide à la fois de Dean Stockwell et de Bradford Dillman ajoute de la saveur à un récit qui aurait autrement couru le risque sérieux de n’être qu’un conte platement moralisateur. Les explications psycholgiques y demeurent volontairement floues. Ce qui peut être considéré en tant que commentaire en soi sur les extrêmes cruels dont l’esprit humain est capable. Et les considérations sociales des circonstances – des jeunes privilégiés à outrance qui s’amusent à enfreindre la loi par oisiveté – s’intègrent plutôt bien dans un propos finalement plus nuancé qu’on n’aurait pu le craindre.
Plaidoyer pour l’avenir
Puis débarque donc sinon le sauveur, au moins l’ancre moral d’un récit, qui aurait peut-être très bien pu se passer de lui. Car au fur et à mesure que le procès avance, le valeureux avocat pour la défense doit se rendre à l’évidence qu’il n’y a rien à sauver dans ce marasme de la violence gratuite, si ce n’est sa réputation et, infiniment plus importante, celle de la civilisation américaine, basée sur des préceptes d’amour et de pardon. Ses stratagèmes judiciaires ne font alors pas plus pour redynamiser la narration que ses interrogatoires quelque peu rébarbatifs.
Mention spéciale et nullement valorisante pour celui du personnage de Diane Varsi, qui doit assumer publiquement son rôle de victime nullement offusquée par les méfaits de son agresseur. Heureusement, toutes sortes de mouvements féministes et autres prises de conscience collectives sont passés par là depuis, afin de nous préserver à présent de pareille incarnation caricaturale du syndrome de Stockholm !
Enfin le discours de haine et de supériorité intellectuelle qui était le terroir sur lequel les crimes de Judd et Artie avaient pu prospérer obtient une fin de non-recevoir sans équivoque à travers le discours final prononcé avec une certaine conviction par Welles. Sauf que la mise en scène de Richard Fleischer n’emploie point les grands moyens pour souligner l’importance de cette ultime bouée de sauvetage contre la barbarie ambiante. A la limite, elle avait su se montrer bien plus vigoureuse au cours de la première moitié du film.
A ce moment-là, il était encore question de miner la mollesse bienveillante du milieu bourgeois dans lequel évoluent les deux meurtriers par le biais de la perversion de moins en moins subtile de ces deux fils indignes. A moins que la véritable cruauté n’ait été celle d’un milieu capable d’engendrer ces bêtes dépourvues du moindre remords. Or, à la fin du Génie du mal, tout ce qui prévaut, c’est la résignation que les belles paroles de l’avocat font autant office d’aveu d’échec que d’impuissance face à une jeunesse devenue désormais incontrôlable.
Conclusion
Certes, Dean Stockwell et Bradford Dillman étaient bien trop âgés, respectivement 22 et 28 ans lors de la production du Génie du mal, pour jouer ces deux criminels à peine sortis de la puberté. Pourtant, le film vit clairement plus de leur complicité machiavélique que des bons sentiments que le personnage de Orson Welles cherche à y infuser tardivement. Et si Richard Fleischer, un réalisateur à la filmographie très inégale, admettons-le, était avant tout le cinéaste hors pair, quoique par intermittences, de la virilité toxique ? Cette thématique n’était sans doute pas aussi présente dans la conscience collective de son époque qu’elle peut l’être aujourd’hui. Mais ce film à procès – qui n’en est pas vraiment un – livre l’exemple parfaitement parlant de cette démarche fascinante qui consiste à sonder les profondeurs abyssales de l’esprit humain, aussi facilement capable du pire que du meilleur.