Oppenheimer
États-Unis, 2023
Titre original : Oppenheimer
Réalisateur : Christopher Nolan
Scénario : Christopher Nolan, d’après un livre de Kai Bird et Martin Sherwin
Acteurs : Cillian Murphy, Emily Blunt, Matt Damon et Robert Downey Jr.
Distributeur : Universal Pictures International France
Genre : Drame historique
Durée : 3h00
Date de sortie : 19 juillet 2023
3/5
Petit à petit, nous perdons espoir de voir un jour Christopher Nolan nous gratifier d’un chef-d’œuvre dont la subtilité de l’expression cinématographique serait à la hauteur de son ambition considérable. Car si nous reconnaissons volontiers une certaine maestria dans ses films, tôt ou tard, ce bel édifice tangue sous le style constamment pompeux du réalisateur. En somme, un peu de pathos savamment dosé fait toujours son effet, alors que trois heures d’affilée de tension sans relâche finissent invariablement par nous lasser.
Pourtant, il y avait de quoi faire une épopée historique passionnante avec la vie de ce scientifique ayant changé le cours du monde, plus pour le pire que pour le meilleur. Et les morceaux de bravoure ne manquent pas dans Oppenheimer, tout comme des interprétations inspirées, dépassant le simple jeu réservé au public de guetter l’apparition du prochain acteur de renom. Néanmoins, la somme de ces éléments d’une qualité indéniable n’atteint guère le niveau d’une tragédie américaine par excellence, à laquelle Christopher Nolan avait visiblement aspiré.
Nulle inquiétude à avoir, Oppenheimer n’est pas du tout un film qui vous initierait en long et en large aux secrets de la physique quantique. Son but n’est pas non plus d’évoquer en moult détails la course à la bombe atomique qui avait rythmé les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale. Même si ces deux approches figurent dans le cahier de charges volumineux du film, son axe principal reste le vieux conte de la réhabilitation d’un héros injustement traîné dans la boue. Aussi excentrique et vaniteux J. Robert Oppenheimer soit-il, le faux procès qui lui a été fait après la guerre relève plus de bas stratagèmes politiques que d’un véritable règlement de comptes basé sur des faits irréfutables. En tout cas, c’est l’hypothèse historique à laquelle le scénario cherche à nous faire adhérer pendant longtemps.
A priori, rien de mal à ce dispositif dramatique amplement éprouvé dans le passé, s’il n’était doublé ici d’une course à la reconnaissance publique du côté du sénat à Washington, qui embrouille le récit plus qu’il ne le galvanise.
Synopsis : Célébré au milieu des années 1940 comme le père de la bombe atomique, le physicien de génie J. Robert Oppenheimer finit par déranger les hommes en charge des institutions américaines. Sous prétexte de pouvoir renouveler son accès au niveau le plus restreint de l’agence atomique, il devra s’expliquer devant une commission d’enquête sur ses sympathies envers le parti communiste dans les années ’30, sur son rôle dans la conception de la première bombe atomique, ainsi que sur ses mises en garde contre la surenchère des armes de destruction massive à l’heure de la Guerre froide. Quelques années plus tard, l’ancien directeur de l’agence atomique Lewis Strauss brigue un poste de ministre au cabinet du président Eisenhower. Alors que sa confirmation devant le sénat ne devrait être qu’une formalité, ses rapports troubles avec Oppenheimer risquent de lui porter préjudice.
Docteur Folie et Monsieur Amour
Plus encore que de l’évocation hagiographique de ses héros nationaux, le cinéma américain raffole de drames judiciaires. Il y a quelque chose dans le va-et-vient de la parole entre le procureur et l’accusé, entre des témoins plus ou moins fiables et la défense poussée dans ses derniers retranchements qui doit séduire encore et toujours des cinéastes désireux de faire passer leur message. Dans Oppenheimer, vous aurez même droit à deux interrogatoires pour le prix d’un, ce qui explique en partie sa durée conséquente.
Le souci, c’est que l’enchevêtrement de ces deux fils narratifs, rendus distincts l’un de l’autre grâce à l’emploi du noir et blanc pour la relecture des événements depuis les bureaux poisseux de Washington, ne produit aucune mise en abîme supplémentaire. A moins de considérer comme un revirement digne des tragédies les plus sophistiquées la face machiavélique du personnage que Robert Downey Jr. incarne avec une théâtralité de moins en moins supportable. Pour notre part, on croit y déceler plutôt la nécessité de clore à tout prix et de façon peu élégante la boucle d’une intrigue courant régulièrement le risque de l’éparpillement irrémédiable.
Car notre Prométhée du XXème siècle semble avoir tant de cordes à son arc, que même trois heures de film ne suffiront jamais pour en faire le tour. Heureusement, l’incarnation fascinante de ce personnage historique à multiples facettes à laquelle Cillian Murphy se prête avec à la fois un grain de folie et de la gaucherie sociale nous le rend, sinon plus accessible, au moins passionnant à suivre dans ses nombreux errements. Profondément récalcitrant à la dichotomie idéologique dans laquelle l’état d’esprit de son époque voulait l’enfermer, c’était un homme indéfinissable, voire inclassable, ce qui le met d’emblée à part dans le cinéma hollywoodien actuel, bêtement manichéen.
Or, son aura énigmatique lui permet précisément de se dérober au trait déterminé d’un portrait éclairant. D’où sans doute la nécessité d’affubler cette vie hors du commun d’une rivalité mesquine, qui oppose l’esprit étriqué des politiciens et des militaires à celui assez ouvert pour étudier la théorie inouïe des trous noirs.
Des hommes en colère qui parlent
Entre Oppenheimer le visionnaire et Strauss le minable opportuniste, les personnages plus ou moins hauts en couleur défilent à une vitesse impressionnante. A ce titre, il faut reconnaître une aisance bluffante de la part de Christopher Nolan pour jongler avec autant de rôles, sans que le spectateur ne se sente complètement perdu. L’impression que ces nombreux hommes et très rares femmes laissent, dépend par contre de la finesse avec laquelle leurs comédiens respectifs se les approprient.
Ainsi, il y en a qui font des mégatonnes, comme Gary Oldman – quelle surprise ! –, Benny Safdie, Jason Clarke et Emily Blunt. Ceux qui restent très sobres dans leur passage succinct et contribuent de la sorte au sérieux de la production, tels que Josh Hartnett, Matthew Modine et Tom Conti, méconnaissable en Albert Einstein. Et enfin, peut-être le seul aux côtés de Murphy à réussir à créer un personnage en chair et en os : Matt Damon en commandant expéditif et sans états d’âme, quoique investi d’une loyauté sans faille.
Tout ce beau monde gravite autour de J. Robert Oppenheimer sans jamais le faire dévier sérieusement de sa trajectoire. A deux, trois flashs mentaux près, nous non plus, nous ne gagnons guère accès au raisonnement intime de ce génie tourmenté. Et ces écarts d’une forme de narration certes très morcelée, mais globalement factuelle, appartiennent aux rares grosses maladresses de la mise en scène. En effet, il a dû y avoir des figures de style filmiques plus subtiles pour mentionner les infidélités du protagoniste que de le montrer en pleins ébats avec une Florence Pugh très légèrement vêtue en salle d’audience. De même, pour ses scrupules sur l’atrocité mortuaire de son invention, qui se font enfin jour au moment où il se fait acclamer par son équipe, montrée dans l’esprit d’Oppenheimer en proie aux symptômes les plus violents de l’irradiation.
Un changement de donne aussi radical que la bombe atomique aurait mérité une mise en question plus virulente que cela !
Conclusion
Trois heures de film et surtout plus de deux heures et demie d’une bande son assourdissante : Christopher Nolan a certainement vu les choses en grand en imaginant cette épopée historique sur fond de guerres qui se suivent et se ressemblent tristement ! Du côté positif, on peut noter le souffle épique de Oppenheimer, soutenu substantiellement par l’interprétation magistrale de Cillian Murphy, tout comme par des exploits techniques des plus exemplaires. Dommage alors que tout ce beau spectacle soit mis au service d’une intrigue aux ressorts fâcheusement artificiels, notamment toute l’action cadre autour de l’amiral Strauss, qui ramène plutôt laborieusement les envolées abstraites de la pensée du physicien vers la réalité médiocre et terne des bureaucrates à Washington !