Limbo
Chine, 2021
Titre original : Zhi chi
Réalisateur : Soi Cheang
Scénario : Au Kin-yee et Shum Kwan-sin
Acteurs : Ka-Tung Lam, Yase Liu, Mason Lee et Hiroyuki Ikeuchi
Distributeur : Kinovista Distribution
Genre : Policier / Interdit aux moins de 16 ans
Durée : 1h59
Date de sortie : 12 juillet 2023
3/5
Quand les accroches publicitaires d’un film vantent les mérites de celui-ci en des termes dithyrambiques, nous restons toujours un peu circonspects. Certes, l’une des vocations principales de la critique, cinématographique ou autre, est de mettre en avant les qualités de l’œuvre traitée. Mais quand ces louanges bordent à la promotion excessive, deux options s’offrent généralement à nous, pauvres spectateurs ignorants : soit ce battage médiatique sert artificiellement à vendre une production sinon assez quelconque, soit on se trouve véritablement face à un chef-d’œuvre. Ou bien, comme dans le cas de Limbo, il s’agit d’un film tout à fait solide, qui ne réinvente guère le langage du cinéma, mais qui sait s’en servir avec une adresse notable.
Les références de genre y sont des plus claires, Seven de David Fincher, Memories of Murder de Bong Joon-ho, ainsi que Sin City de Robert Rodriguez, heureusement sans transformer le long-métrage de Soi Cheang en un simple exercice de style.
Néanmoins, la mise en scène est présente, voire omniprésente tout au long de l’enquête haletante dans une métropole de Hong Kong savamment déshumanisée. A travers la splendide photographie en noir et blanc, bien sûr. Mais également par une recherche visuelle, qui ne manque pas une occasion pour rendre le quotidien de ses protagonistes esthétiquement plus oppressant. Aucune échappatoire ne se présente à eux dans cette traque d’un meurtrier, en guise de prétexte pour faire ressurgir les démons d’un passé professionnel d’ores et déjà bien chargé. Et aucun élément ou presque du récit dense ne nous surprend réellement, malgré l’aisance avec laquelle le scénario se sert dans la panoplie abondante du film policier. Au bout de deux heures, on se retrouve donc avec un divertissement au fond passablement glauque et à la forme finement ciselée, dont les écarts mélodramatiques et la complexité narrative demeurent mineurs.
Synopsis : A Hong Kong, des mains de femmes, sectionnées de manière barbare, sont retrouvées à plusieurs endroits de la ville. L’inspecteur Cham Lau enquête, pour l’instant sans piste crédible pour résoudre cette sinistre affaire. Il est rejoint par son jeune collègue Will Ren, aux méthodes moins imprégnées encore d’une connaissance accrue du territoire urbain. Par hasard, Cham Lau apprend que Wong To, une jeune délinquante qui avait jadis tragiquement croisé son chemin, vient de purger sa peine. Il compte alors la faire payer pour ses erreurs du passé. Sa vengeance personnelle permettra contre toute attente de faire avancer son enquête principale du moment.
La main gauche du diable
Est-ce que les polars à variante sombre et autres descentes au fin fond de la perversité humaine sauront un jour s’affranchir de leur prédilection pour les fétichismes malsains ? Rien n’est moins sûr au vu de films comme Limbo, aussi rondement menés soient-ils. Les motivations des uns et des autres, des deux côtés de la loi, s’y résument en tout cas à des bribes obsessionnelles, tout juste esquissées pour faire avancer l’intrigue avec vigueur.
Cela vaut à la fois pour le méchant, en marge de la société, voire affublé d’une identité étrangère que l’on pourrait aisément interpréter comme un vestige douteux d’un patriotisme chinois qui ne l’est pas moins. Et pour cette équipe de flics à la dynamique presque caricaturale, entre le vieux aigri et le jeune aux idéaux encore intacts. En somme, ce qui est pour l’un le motif de la main féminine, faite de chair ou de plastique, peu importe, se reflète pour les autres dans l’impossibilité de pardonner, de consulter un dentiste ou de lâcher prise de l’attribut majeur de la force policière.
Les interrogations sur la perception de la virilité n’y vont pas nécessairement plus loin que celles sur le rôle des femmes dans un microcosme miséreux, où la loi du plus fort s’applique le plus souvent. Toujours est-il que la fonction de la victime impuissante leur y est attribuée avec une facilité plutôt consternante, à moins que cet élan de la soumission ne franchisse une étape supplémentaire du côté de la quête de rédemption de Wong To, jetée en pâture sans le moindre ménagement. Dans cet acte de double trahison se cristallise dès lors l’absence cruelle d’empathie de tous les personnages, contraints in extremis de quémander pour leur propre salut.
Au moins de ce point de vue-là, le film de Soi Cheang se distingue par la radicalité sans fard de son propos. Sauf que celle-ci se voit relativisée sans tarder par l’aspect plus mélodramatique de l’intrigue, à commencer par ce long retour en arrière, entamé après la première séquence alambiquée du film.
La cité de tous les péchés
Sans vouloir rien enlever au mérite des comédiens des trois personnages principaux – Ka-Tung Lam en flic crépusculaire au nez fin, Mason Lee en jeunot obligé d’apprendre sur le tas et Yase Liu en pion sans défense sur l’échiquier du crime –, c’est presque la ville de Hong Kong qui endosse le premier rôle dans Limbo. En effet, la caméra ne manque pas d’ingéniosité pour explorer des décors urbains sublimés par le contraste renforcé du noir et blanc.
Or, la topographie de cette cité tentaculaire a l’air de converger vers une congestion visuelle, faite de cadres magistralement bouchés, au choix par des tours et des routes de circulation sans âme ou, de plus près, par un amoncellement sans fin de poubelles et autres détritus humains. Dans un tel cadre, la vie des hommes et accessoirement des femmes ne subsiste que péniblement, au lieu de s’épanouir comme de vagues signes d’espoir pourraient le laisser croire.
Ceci dit, la mécanique implacable de la réalisation a plus qu’une fois tendance à broyer ces petits écarts sur son passage. Rien de mal à cela dans le contexte d’un film, qui cherche visiblement avant tout à maîtriser sa forme resplendissante. De ce dilemme constant entre la beauté plastique et la laideur morale de l’histoire, il ne résulte hélas aucun constat plus nuancé sur l’impasse existentielle dans laquelle les personnages s’enfoncent avec une lucidité variable. C’est davantage aux règles d’un sort prédéfini que répondent les trajectoires des uns et des autres, selon une logique passablement manichéenne, quoique dépourvue d’une grandiloquence excessive. Car au fond, dans cette ville hautement encombrée et à la puanteur presque palpable, rien ne sert de courir, d’enquêter, de se droguer ou de fuir, puisque la mort et ses multiples incarnations vous y rattraperont toujours.
Conclusion
On était un peu sceptique avant d’aller voir Limbo, plus par confort de l’heure de la séance que par conviction. En fin de compte, le film de Soi Cheang constitue une contre-programmation estivale des plus bienvenues ! Loin des formules usées des blockbusters hollywoodiens, cette production chinoise réussit à conjuguer avec aisance le vocabulaire du polar nihiliste sur fond d’une belle esthétique glaciale. Ce n’est point le film de l’année, mais la cohérence de son projet artistique lui permet de se distinguer du tout-venu du film de genre. A voir ce que le cinéma de Hong Kong, désormais fermement sous le joug chinois, nous réservera pour la suite …