Critique : Il n’y aura plus de nuit

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Il n’y aura plus de nuit

France, 2020

Titre original : –

Réalisatrice : Eléonore Weber

Scénario : Eléonore Weber

Distributeur : Ufo Distribution

Genre : Documentaire

Durée : 1h16

Date de sortie : 16 juin 2021

3/5

Il s’en passe des choses au-dessus de notre tête ! On ne le voit pas. On l’entend à peine. Mais en théorie, le savoir-faire militaire permettrait dès à présent à l’armée de nous surveiller en permanence depuis le ciel, sans qu’on ne s’en rende compte. Certes, dans le climat géopolitique globalement préservé du continent européen, on n’en est pas encore là. Ailleurs dans le monde, ces vols à haute altitude, à fort caractère voyeuriste et – dans le pire des cas – froidement meurtriers sont par contre monnaie courante depuis des années. Or, ce n’est pas uniquement de la dimension paranoïaque que parle Il n’y aura plus de nuit, le documentaire que Eléonore Weber a conçu à partir de matériel visuel glané sur des sites de vidéo facilement accessibles au grand public. Il s’emploie aussi à interroger notre rapport à l’image, ainsi que celui de ces hommes, investis du point de vue divin, qui doivent pourtant peser chacune de leurs décisions aux conséquences lourdes.

La notion de dilemme est en effet omniprésente dans ce collage de bribes d’images en mouvement. Celles-ci s’avèrent à la fois répétitives dans leur routine guerrière et ouvertes sur une perception du monde potentiellement passionnante, si elle ne se soldait pas presque toujours par une mise en scène macabre de la mort. Malgré des codes plastiques proches du jeu vidéo, les personnages que l’on voit parcourir comme des bêtes apeurées des paysages aux traits sommaires sont bel et bien des hommes ayant vécu, avant d’être éliminés sans trop d’états d’âmes par des soldats soigneusement entraînés pour cette tâche ingrate.

Grâce à la narration impassible de Nathalie Richard, dont la voix au timbre singulièrement monotone accentue encore la mise en abîme de l’horreur de la guerre, le propos du documentaire ne se résume pas à une simple indignation édifiante. Il cherche davantage à se projeter dans un avenir terrifiant, où absolument tout sera révélé au regard inquisiteur de ceux qui disposent de la technique de surveillance la plus avancée.

© 2020 Perspective Films / Ufo Distribution Tous droits réservés

Synopsis : Chaque intervention des hélicoptères français ou américains sur le théâtre de guerre est filmée. Le point de vue de la caméra épouse alors celui des pilotes dont l’œil scrute inlassablement le paysage. Ces images filmées sont ensuite archivées sans distinction. Certaines d’entre elles se retrouvent sur des sites vidéo publics, en guise de témoignage d’un combat anonyme à armes inégales. Car les victimes ne savent pas qu’elles sont visées, ni d’où vient la menace. Les soldats, quant à eux, remplissent le double rôle pour le moins ambigu de photographe et de tueur.

© 2020 Perspective Films / Ufo Distribution Tous droits réservés

Des images qui ne sont pas faites pour être regardées

Rien de moins compliqué que de reprocher à Il n’y aura plus de nuit sa facture monolithique ! Après tout, il ne s’agit que du montage de documents visuels assez faciles d’accès. A première vue, ceux-ci sont mis en ordre par le biais d’une voix off, afin de leur conférer tant soit peu un contexte moral et esthétique. Heureusement, l’approche de la réalisatrice dépasse subtilement les limites d’un projet artistique prétentieux. Elle analyse sans cesse et à différents niveaux la nature profondément perverse de ce que l’on voit à l’écran. Eléonore Weber et son porte-voix Nathalie Richard ne sont pas pour autant là pour mettre en garde contre une dérive irréversible dans le soi-disant art de la guerre. Elles tentent au contraire de comprendre ces images qui défilent pendant une heure, de percer le mystère de leur aspect indéniablement fascinant, en parfaite opposition à leur essence cynique.

Les explications techniques sur lesquelles s’ouvre le documentaire sont alors une façon comme une autre de fournir un cadre approximatif à une chose indicible. Le fait de pouvoir disposer à distance de vies humaines, exterminées en temps réel devant l’objectif immuable d’une caméra faisant simultanément office de viseur infaillible, cela ne choque hélas plus tellement dans le monde d’aujourd’hui. Ce sale boulot y est même de plus en plus effectué selon le mode opératoire encore plus désincarné des drones armés. La narration ne fait d’ailleurs pas une seule fois mention de cette étape supplémentaire dans la surenchère des conflits armés, conçus par et pour des technocrates. Elle préfère accentuer le rôle tristement paradoxal de l’individu, réduit à la fonction de rouage dans un système guère conscient de ses propres pieds d’argile.

© 2020 Perspective Films / Ufo Distribution Tous droits réservés

Des Robocops volants

Car le progrès ne s’arrête jamais en si bon chemin. Alors que les documents d’archives sélectionnés pour le documentaire, tournés sans doute dans les années 2000 et 2010, font déjà froid dans le dos, que dire de ce que l’on verra bientôt sur les écrans des engins de guerre équipés de gadgets visuels dernier cri ? La part de l’erreur humaine pourrait éventuellement devenir moins importante dans ces opérations, qui visent naïvement à rétablir l’ordre et à prévenir le chaos causé par un terrorisme sans bornes. Ceux qui n’étaient jusque-là que des formes aux contours thermiques imprécis, portant dans la main soit des armes, soit des outils agricoles, apparaitront alors au grand jour, peu importe l’heure de la journée à laquelle ils sont épiés d’en haut. Toutefois, le risque de tomber psychologiquement victime de cette toute-puissance agressive mettra définitivement un terme à quelque argumentation que ce soit en faveur d’une guerre « juste ».

Aux côtés des images qui se suivent et se ressemblent, selon le cycle vicieux qui finit par nous laisser voir des cibles potentielles partout, la narration apporte une pièce supplémentaire au puzzle impossible à achever de la guerre des temps modernes. Le commentaire d’un pilote français, intégré dans le texte énoncé par Nathalie Richard, aurait pu clarifier les choses, c’est-à-dire rendre conforme notre regard perplexe à une philosophie militaire dépourvue de scrupules. C’est plutôt l’inverse qui se passe. En faisant siennes ces opérations froides comme la mort, qui représentent tant d’autres, peut-être encore plus insoutenables, Pierre V les inscrit dans un environnement professionnel horriblement détaché de la réalité sur le terrain.

S’il y en avait encore besoin, on tiendrait là la confirmation de nos pires craintes : que la soumission des hommes aux machines en fait en quelque sorte des mécanismes à part entière. Ces derniers seraient désormais tributaires de leurs dispositifs techniques, appelés sans équivoque à nous dissocier d’une vision du monde encore capable d’un minimum d’empathie.

© 2020 Perspective Films / Ufo Distribution Tous droits réservés

Conclusion

Surtout en hiver, quand la lumière du jour se fait si rare, l’hypothèse qu’il n’y ait plus de nuit pourrait certainement nous séduire. Évidemment, le documentaire poignant de Eléonore Weber ne souscrit pas à pareille frivolité. Son propos est infiniment plus grave, tout en étant pleinement conscient que notre marge de manœuvre d’intervention, comme simples citoyens, sur ces nouvelles formes de guerre est inexistante. Tout ce qu’il nous reste à faire, c’est de nous approprier au moins partiellement la distance effrayante entre le regard et la réalité, entre l’enregistrement clinique de la mort et ses conséquences néfastes à proximité. Il n’y a strictement rien d’encourageant à en tirer, si ce n’est la douloureuse prise de conscience d’une esthétique au service de la mort, tel un pur produit de notre époque à cheval entre le vrai et le virtuel.

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