I Carry You With Me
États-Unis, Mexique, 2020
Titre original : I Carry You With Me Te llevo conmigo
Réalisatrice : Heidi Ewing
Scénario : Heidi Ewing & Alan Page Arriaga
Acteurs : Armando Espitia, Christian Vazquez, Michelle Rodriguez et Angeles Cruz
Distributeur : –
Genre : Docu-fiction
Durée : 1h52
Date de sortie : –
3/5
L’immigration et l’homosexualité sont deux sujets à être rarement associés au cinéma. Idem pour la fiction et le documentaire, des genres qui ne font pas nécessairement bon ménage. La réalisatrice américaine Heidi Ewing réussit cependant à mélanger tout cela, sans en faire pour autant un amalgame irregardable. Dans I Carry You With Me, lauréat au dernier Festival de Sundance et sélectionné au Festival de La Roche-sur-Yon, le long chemin de l’exil ne mène guère vers un épanouissement matériel et affectif. On aurait pu croire que la différence soit immense entre le Mexique, décrit probablement à raison comme pauvre et homophobe, et New York, où l’absence d’argent et l’exclusion sont tout aussi pénibles pour ceux et celles parqués en bas de l’échelle sociale. Toutefois, l’exode de l’un vers l’autre n’efface nullement le chagrin et la colère à la fois d’avoir dû en partir et de ne plus pouvoir y retourner librement.
En créant une tapisserie filmique qui alterne entre les moments de joie et de peine des deux côtés de cette frontière de plus en plus infranchissable, la mise en scène rend hommage d’une façon particulièrement désarmante à ces laissés-pour-compte, clandestins et isolés, à qui le cinéma grand public ne prête que très rarement attention. De surcroît, elle sait largement éviter les écueils du périple de la traversée incertaine du désert, tout comme ceux d’une romance gaie, mise à l’épreuve par la distance qui sépare les deux amoureux. Bien au contraire, son regard se distingue par une compassion à l’égard du parcours chahuté des protagonistes, qui rend leur aventure commune d’autant plus accessible. Car c’est grâce à la prise de connaissance au préalable de leur passé éprouvant que nous pouvons apprécier davantage la nostalgie incommensurable par laquelle ils se sentent affligés à présent.
Synopsis : Depuis qu’il s’est installé à Puebla, près de Mexico, Ivan a appris à passer inaperçu. Tandis qu’il garde son orientation sexuelle soigneusement cachée envers sa famille et la mère de son fils, il aimerait tellement percer un jour en tant que chef de cuisine. En attendant, il cultive le rêve de partir aux États-Unis, où son talent culinaire serait reconnu à sa juste valeur. Un jour, il fait la rencontre de Gerardo dans un bar gay. Les deux hommes s’entendent d’emblée à merveille et prévoient une relation sur la durée. Sauf que Gerardo, prof et fils de fermier, doute de la faisabilité du projet de son nouvel ami.
Une bonne surprise arrivée trop tôt
On n’arrête pas de se plaindre du manque d’inventivité des films à thématique gaie. Chaque fois, on a l’impression d’y voir le même conte du coming out, couronné tôt ou tard par un premier coup de foudre qui validerait les humiliations subies jusque là. En principe, il n’y a rien de mal à cette formule désormais vieille de plus de trente ans, qui a dû au demeurant rendre un grand service à tous ces pauvres ados ne sachant pas comment s’approprier leur propre homosexualité. Mais franchement, l’existence d’un gay est infiniment plus riche et variée, puisque elle ne se limite pas à cette période charnière de sa vie. D’où l’agréable surprise pour nous de voir I Carry You With Me brosser un peu plus large, en cherchant à y inclure et l’enfance, et l’âge de la maturité des membres de ce couple qui s’est fortifié au fil du temps.
Certes, dans ce contexte, on n’échappe pas au cliché persistant du travestissement, ni à celui de l’homophobie aveugle dans le cercle familial. La réalisatrice sait par contre amener avec adresse des moments d’un vécu à l’authenticité cinglante. Par ordre chronologique, il s’agit de l’escapade nocturne du jeune Gerardo, tiré du lit par son père afin de lui administrer une terrible correction psychologique dans un champ. Puis, sous le porche un jour de pluie, de l’aveu indirect de Ivan de ses préférences à sa mère et à celle de son enfant, qui produit le résultat brutal redouté. Et enfin, sous des auspices plus heureux, un beau moment d’intimité dans le logement précaire des amoureux du mauvais côté de New York, où ils tentent d’apprendre la langue anglaise avec les moyens du bord. Ces souvenirs mitigés sont agencés dans un puzzle temporel, qui ne nous fait jamais perdre de vue le point essentiel du récit : l’état d’esprit ambigu de Ivan envers sa patrie d’adoption.
Simplemente vivir
La mosaïque formelle du film finit par se concrétiser, une fois que nous avons retrouvé les deux personnages principaux dans leur vie réelle contemporaine. Dès lors, c’est le documentaire qui prend le dessus, merveilleusement enrichi par tout ce que nous avons d’ores et déjà appris du passé de Ivan et Gerardo par voie de fiction. Les problèmes initiaux de leur parcours ne se sont en effet pas volatilisés comme par miracle de cinéma. En dépit d’une certaine réussite professionnelle en Amérique, les deux hommes n’ont pas su tirer un trait définitif sur leur identité mexicaine. Dans le cas de Gerardo, cela se manifeste par son accent toujours assez fort, qu’il qualifie lui-même de langue hybride entre l’anglais et l’espagnol. Chez Ivan, qui était pourtant le moteur de leur fuite vers l’aventure américaine, le constat peut être encore plus amer, puisqu’il a gardé des séquelles assez vives de la séparation sans appel de son fils, désormais adulte.
C’est à ce niveau-là que le propos de I Carry You With Me nous paraît le plus pertinent. En nous montrant les étapes essentielles de la vie de ses deux personnages – en somme tout ce qu’ils ont dû endurer pour arriver là où ils sont aujourd’hui – , il nous rappelle que le voyage identitaire d’un immigré ne s’arrête hélas jamais. Il trimballe sans cesse derrière lui le bagage encombrant de son passé dans un autre pays. Homme ou femme venu d’ailleurs, il a beau vouloir s’intégrer à tout prix, ses origines finiront par le rattraper. D’où à la fois un aveu d’impuissance, que même les recours légaux ne pourront atténuer, et une capacité de continuer à vivre à fleur de peau, simultanément hanté par la peur des répercussions administratives d’une existence clandestine et par le besoin vital d’être proche des siens. Quel beau message nuancé, que le film nous transmet avec une bienveillance remarquable !
Conclusion
Sincèrement, on était plutôt circonspects à l’idée de regarder I Carry You With Me, plus de treize ans après avoir découvert Jesus Camp, le documentaire que Heidi Ewing avait réalisé aux côtés de Rachel Grady sur des enfants embrigadés dans des sectes évangéliques. Or, nous avons été plutôt agréablement surpris par la façon sobre et pragmatique avec laquelle la réalisatrice y mélange passé et présent, fiction et documentaire. Elle y conte avec peu de pathos le genre d’intrigue qu’on voit malheureusement peu souvent sur grand écran. En faisant sienne l’histoire de ses amis avec des moyens narratifs jamais tape-à-l’œil, Heidi Ewing leur confère une dimension d’exemplarité qui ne peut faire que du bien à la représentation des communautés gaie et latino-américaine.