Joseph Losey se distingue une fois de plus comme un observateur impitoyable de la condition humaine dans toute son imperfection avec Temps sans pitié. Ce premier film britannique sorti sous le nom du réalisateur américain, chassé de chez lui en raison de la phobie anticommuniste aux États-Unis dans les années 1950, avait bénéficié en mars dernier d’une ressortie en salles, abrégée soudainement par la fermeture des salles pour cause de confinement. Heureusement, vous aurez encore l’occasion de le rattraper dans toute sa gloire restaurée d’ici la fin du mois, grâce à la plateforme par abonnement le Vidéo Club Carlotta, lancée il y a quelques semaines par le distributeur spécialisé dans le cinéma de patrimoine. On vous conseille sincèrement ce thriller cynique dont le suspense ne se situe guère du côté de la quête du coupable, mais dans l’impuissance d’un père de recoller de toute urgence les morceaux d’une vie irrémédiablement gâchée.
Dès les premiers plans, Temps sans pitié nous révèle en effet l’identité de l’assassin de la copine du fils du protagoniste, sans que cette information, essentielle dans le cadre d’intrigues policières plus conventionnelles, ne vienne perturber outre mesure le cours de l’intrigue. De même, aucun cas n’est fait de l’enquête, ni du procès, puisque le récit avance directement jusqu’à la veille de l’exécution du présumé coupable. L’arrivée très tardive du père sur la scène de cette affaire juridique désormais close a de quoi étonner, à la fois parce qu’elle ne changera a priori plus rien à son issue et qu’elle se dresse assez radicalement contre les codes du genre, au cadre temporaire généralement plus ample. Or, tout le sens de la narration de Joseph Losey prend son envol à partir de cette prémisse atypique, ainsi que de l’identité de ce père indigne, retenu à l’étranger non pas par son travail, mais sur ordre du médecin pour y suivre une énième cure de désintoxication.
Le cœur du film se situe en effet dans ce conte d’une rédemption, qui n’en est pas vraiment une. Elle ne peut pas l’être, en parfaite franchise à l’égard du fléau social de la dépendance contre lequel toute résistance paraît illusoire. Michael Redgrave campe avec une finesse désarmante cet alcoolique, trop atteint par les ravages de sa drogue pour fonctionner normalement, voire quasiment incapable de fournir une aide constructive à son fils pendant les dernières heures de son sursis. A ce sujet, la narration insiste au mieux accessoirement sur le temps qui presse avant l’entrée en action du bourreau, l’état second du protagoniste suffisant amplement à créer une temporalité filmique à part. Les repères du cercle vicieux dans lequel le personnage principal tourne en rond sont alors tout autres, comme par exemple le retour cyclique aux endroits où son enquête personnelle avait déjà fait chou blanc une première fois, mais qui n’avaient pas encore révélé tous leurs secrets.
Le secret filmique, à chercher en dessous des apparences et des faits d’une trivialité consternante, Joseph Losey en est une fois de plus le maître ici. Sa réalisation paraît ainsi précocement moderne pour un film du milieu des années ’50, comme un signe annonciateur de son style dur et direct à l’œuvre à partir de la décennie suivante. De très rares dispositifs formels un peu lourds mis à part, tel que la transition entre deux plans d’ivresse par voie de l’image qui se brouille en goutte de liquide, sa narration est d’une efficacité et d’une élégance exceptionnelles. Des qualités qui lui permettent de freiner tant soit peu le penchant au cabotinage de Leo McKern, tout en tirant des interprétations plus sobrement intenses de Ann Todd en mère de substitution aux motivations troubles, ainsi que de Peter Cushing en avocat procédurier, juste avant son accession à la gloire de l’épouvante, et de Joan Plowright dans son tout premier rôle de cinéma, en danseuse de revue à la dignité immédiatement perceptible.