Ça commence comme une comédie romantique au fort accent burlesque. Un homme et une femme se rencontrent, tout à fait par accident, puisque elle, en voiture, a failli le renverser, en mobylette, sur un carrefour dont la circulation était vaguement ordonnée par des feux. Rien de grave, heureusement, puisque la victime, Antoine Lemercier, un célibataire endurci avec un léger penchant pour l’hypocondrie, se remet soudainement de son égratignure au genou, quand il se souvient d’où il connaît cette conductrice affable, mais tête en l’air, Lise Tanquerelle. Vu qu’on est en présence de personnages plus très jeunes, sur lesquels plus personne n’oserait d’ailleurs produire un film de nos jours, en tout cas pas dans cette configuration-là des rôles, cela prend un peu de temps avant que la mémoire ne s’éclaircisse : ce n’était pas au ski que Lise et Antoine se sont vus la première fois, mais sur les bancs de la Sorbonne, quand ils étaient encore pleins d’énergie et d’idéaux. Quel meilleur point de départ donc pour une histoire d’amour pas dépourvue de maturité, quoique minée à intervalles réguliers par la difficulté manifeste de ce couple improbable de faire abstraction de sa dissipation digne d’un Pierre Richard, le repère comique incontournable de l’époque ?
C’était sans compter sur le génie d’assembleur de Philippe De Broca, l’un des plus ingénieux réalisateurs de sa génération, qui ne tarde pas à introduire une variable policière dans l’intrigue à première vue tout tracée de Tendre poulet. Ce deuxième départ, en quelque sorte, nous laisse presque craindre le pire, avec cet assassinat d’un député à la sortie d’un match de boxe, filmé à la façon d’un Hitchcock caricatural, avec mauvais temps et écroulement mélodramatique de la victime en prime. Que ce mélange inattendu fonctionne tout de même à merveille, on le doit aussi à la plume toujours si exquise du scénariste Michel Audiard, à qui l’on ne connaissait pas, par contre, une affinité si prononcée avec le féminisme.
Car si cette comédie policière résonne encore avec autant de fraîcheur pimpante auprès d’un public contemporain, c’est parce qu’elle procède sans le moindre complexe à un retournement prodigieux des rôles. Imaginez en effet un instant que le sexe des personnages y soit inversé, que Philippe Noiret n’ait pas à endosser le costume atypique de l’intellectuel fleur bleue, mais que sa tronche ronchonne soit celle d’un commissaire aux méthodes peu orthodoxes, bien que couronnées de succès in extremis. Une réplique filmique et française de l’inspecteur Columbo, quoi. Et inversement, qu’Annie Girardot y soit réduite au rôle du cœur féminin à prendre, à condition que son preux chevalier ait suffisamment de temps à lui consacrer, au lieu de courir d’un lieu du crime à l’autre.
Sous cet éclairage-là, Tendre poulet, ce grand classique du cinéma populaire français des années 1970, qui restera encore disponible sur la plateforme de vidéo par abonnement OCS pendant deux jours, paraît tout de suite plus moderne, voire intemporel. Certes, on sent bien des hommes aux commandes derrière la caméra, à la fois en raison de la focalisation sur le personnage secondaire interprété par une Catherine Alric légèrement vêtue en toute circonstance et du colportage regrettable du vieux cliché sur les coiffeurs efféminés. Mais sinon, on a rarement vu Annie Girardot dans un rôle plus affirmé et fier de l’être ! Elle y est resplendissante en tant que mère divorcée, pas contre des aventures romantiques à la date de péremption plus ou moins proche – par exemple avec le pauvre Roger Dumas en inspecteur et ancien amant, nostalgique d’un souvenir pas prêt à se reproduire – et redoutable comme flic qui maîtrise parfaitement les ruses diverses pour mener ses collègues masculins à la braguette. Lise Tanquerelle aime causer, elle aime flinguer, mais, surtout, elle adore jongler entre ses responsabilités contradictoires avec une désinvolture hautement séduisante.
Que pour une fois, les hommes n’y ont pas le beau rôle n’est pas vraiment grave, bien au contraire ! En plus de Noiret, plutôt conscient du rapport de forces inégal dans lequel il s’aventure en poursuivant son ancienne camarade de fac, personne ne s’en sort réellement indemne au combat rapproché avec l’inspectrice téméraire. Ni son rival au commissariat qui commet l’erreur fatale de penser faire mieux qu’elle, Guy Marchand et tout son charme volontairement ridicule, ni un tueur en série finalement lui aussi en quête de sérieux, pendant l’une des courses poursuites les plus absurdes de l’Histoire du cinéma.
Toutes ces formes complémentaires de l’humour, Philippe De Broca les associe dans un feu d’artifice comique de haut vol, à l’ironie difficile à surpasser. Le temps nous manquera malheureusement pour regarder de même la suite tournée trois ans plus tard, On a volé la cuisse de Jupiter qui opérera sa disparition d’OCS à la Cendrillon dès minuit. Il nous paraît cependant peu probable qu’elle fasse preuve d’un ton aussi parfaitement millimétré que l’original !