Als Hitler das rosa Kaninchen stahl
Allemagne, Suisse, 2019
Titre original : Als Hitler das rosa Kaninchen stahl
Réalisatrice : Caroline Link
Scénario : Caroline Link & Anna Brüggemann, d’après le roman de Judith Kerr
Acteurs : Riva Krymalowski, Marinus Hohmann, Carla Juri, Oliver Masucci
Distributeur : –
Genre : Drame d’enfance
Durée : 1h59
Date de sortie : –
3/5
Est-ce seulement par devoir de mémoire que le cinéma allemand s’oblige à revenir encore et encore à la période douloureuse du nazisme ? Ou bien, cette obsession nationale, globalement plus durable chez nos voisins d’outre-Rhin que dans les pays ayant joué un rôle moins néfaste dans ces événements historiques, sert-elle en fait de prétexte opportuniste afin de mieux sonder les préoccupations du présent ? La question est sans doute trop vaste pour être traitée dans le cadre d’une simple critique de film. Ce qui est sûr, par contre, c’est que le nouveau film de Caroline Link, présenté au Festival de Berlin au sein du programme promotionnel du cinéma allemand qui fait en même temps office de présélection aux prix Lola, fonctionne très solidement en tant que mise en garde contre un jugement trop facile de la problématique des réfugiés. Car, curieusement, on ne voit pratiquement pas d’agents de la force obscure du fascisme à l’écran dans Als Hitler das rosa Kaninchen stahl. La menace y est beaucoup plus diffuse, fondée sur un ressenti de déracinement comme des millions d’hommes, de femmes et d’enfants jetés sur les routes pour raison de guerre ou de précarité économique l’éprouvent jusqu’à l’instant présent. Et c’est précisément à ce niveau-là, du côté du regard d’une enfance traumatisée, qui sait pourtant prendre en considération l’aspect aventurier de l’exode du peuple juif, que cette adaptation fait le plus honneur au livre de Judith Kerr. Elle sait en garder l’essence intacte : cette ambiguïté dont on ne peut se prévaloir qu’à un âge précis, au seuil de l’adolescence, quand on est à la fois spectateur et acteur de son propre destin.
Synopsis : En février 1933, l’Allemagne toute entière attend avec impatience les élections législatives que le parti d’Adolf Hitler est censé remporter. L’appréhension est particulièrement grande dans la famille de la jeune Anna Kemper, dont le père Arthur est un critique féroce et des pièces de théâtre les plus dilettantes, et de l’idéologie de la haine prônée par les nazis. Par anticipation, il part à Prague avant le jour du vote, après avoir été averti que son nom figure sur une liste de personnes à arrêter en priorité. Finalement, il s’installe en Suisse et fait suivre sa femme Dorothea et ses deux enfants. Ce n’est toutefois que la première étape d’un périple de fuite à travers l’Europe, qui marquera durablement Anna, nostalgique de sa maison à Berlin, de sa nounou Heimpi et de ses jouets, y compris un lapin rose qu’elle a dû abandonner sur place dans la précipitation de son départ.
Une petite fille mélodramatique
Par son appartenance au genre de littérature jeunesse qui est étudiée avec une régularité moralisatrice dans les lycées allemands, Als Hitler das rosa Kaninchen stahl courrait légitimement le risque de n’être qu’une adaptation consensuelle de plus, faite principalement à long terme pour que les élèves trop fainéants pour se plonger dans les plus de deux-cents pages du livre puissent en consommer sans trop d’effort une version condensée. Et si la réalisatrice elle-même a reconnu lors de la rencontre à l’issue de la projection que certaines parties du roman avaient été négligées au profit des incontournables impératifs du cinéma, son huitième long-métrage fonctionne plus que convenablement en tant que récit doux-amer d’une enfance qui sombre dans le chaos, après des débuts idylliques. La personnalité même du personnage principal, interprété avec un naturel désarmant par Riva Krymalowski, en est le garant, puisque cette fillette en pleine crise de préadolescence alterne presque imperceptiblement entre les poussées hystériques de l’enfant gâté et une prise de conscience progressive de la fragilité de son foyer familial. Ce dernier se définit alors de moins en moins en termes géographiques – la succession de points de chute effaçant au fur et à mesure le souvenir chéri de Berlin – et de plus en plus à travers la loyauté indéfectible de ses proches, tous soumis aux mêmes épreuves. Le récit se mue alors en roman d’apprentissage filmique d’une existence de nomade, sans jamais occulter le côté solitaire et frustrant de ce mouvement perpétuel de fuite vers des horizons inconnus.
Être chez soi un peu partout
Cependant, Anna n’est pas la seule à pâtir de cette incertitude constante. Sa réaction face à la dégringolade sociale, contre laquelle le remède se fait longtemps attendre, est juste plus instinctive que celle de ses parents et de son frère aîné. Et là aussi, le regard de la réalisatrice a plutôt tendance à faire mouche, puisqu’il tient compte du besoin d’improviser à tout bout de champ, chaque fois que le manque d’argent peut devenir la source pénible d’une humiliation publique ou privée. Dans cette lutte au jour le jour, une ampoule ou un crayon bon marché à la fois, c’est la dignité qui meurt la première ou peut-être, inversement, c’est elle qui permet aux réfugiés discrètement honteux de survivre. Tandis que la mère ne joue qu’un rôle secondaire dans le maintien d’une normalité qui prend l’eau de toute part, la figure du père y est tout à fait cruciale. Oliver Masucci – un acteur que nous avions découvert il y a un an dans L’Œuvre sans auteur de Florian Henckel von Donnersmarck, déjà dans le cycle « Lola at Berlinale » – se montre capable d’incarner pleinement le côté rassurant d’un homme extrêmement lucide, qui ne se fait guère d’illusions sur l’instabilité chronique de la protection qu’il érige tant bien que mal autour de sa famille. Or, ce n’est que grâce à cette tension mêlée de gratitude, ou en tout cas de l’idéal de garder coûte que coûte un brin d’optimisme, que le propos du film peut s’établir convenablement. Sans elle et cette interrogation permanente en sourdine sur le devenir des Kemper, Als Hitler das rosa Kaninchen stahl aurait probablement dégagé un message à la tonalité beaucoup plus creuse et conventionnelle.
Conclusion
Ce n’est a priori pas sa vocation principale, mais le Festival de Berlin nous a donné pour la deuxième année de suite envie d’assister en parallèle de la sélection officielle à quelques cours de rattrapage des films dont l’industrie du cinéma allemand paraît être le plus fier. Cette parenthèse 2020 de « Lola at Berlinale » a commencé avec un drame historique, qui sait garder ses distances envers les poncifs les plus fâcheux sur la Seconde Guerre mondiale, au profit d’un regard purement enfantin sur ce chapitre noir du passé allemand.
Ce qui ne signifie nullement que Caroline Link fait preuve d’un style infantile dans son deuxième film de suite en lice pour l’équivalent germanique des César, après Der Junge muss an die frische Luft, resté inédit en France. Bien au contraire, Als Hitler das rosa Kaninchen stahl mérite un large public international, jeune ou moins jeune, en cette période hélas pas si exempte d’une recrudescence de vieux préjugés et autres messages crétins de haine et d’ignorance de l’autre que l’on pensait définitivement bannis de nos civilisations soi-disant éclairées.