Seules les bêtes
France, Allemagne, 2019
Titre original : –
Réalisateur : Dominik Moll
Scénario : Dominik Moll & Gilles Marchand, d’après le roman de Colin Niel
Acteurs : Denis Ménochet, Laure Calamy, Damien Bonnard, Nadia Tereszkiewicz
Distributeur : Haut et Court
Genre : Thriller
Durée : 1h57
Date de sortie : 4 décembre 2019
3/5
Puisque la civilisation humaine du 21ème siècle court à une vitesse de plus en plus vertigineuse vers la globalisation des échanges, nous sommes de plus en plus étroitement liés les uns aux autres. Plutôt que de produire de la solidarité et de la convivialité, ce réseau mondial des interdépendances crée des rapports de force déséquilibrés, aux conséquences parfois insoupçonnées. Curieusement, le cinéma affiche souvent une certaine difficulté à prendre la mesure des bouleversements profonds de nos styles de vie, à trouver la formule cinématographique juste pour résumer en quelques heures de film la complexité du monde contemporain. L’exemple à ne surtout pas suivre dans ce contexte nous paraît être Babel de Alejandro Gonzalez Iñarritu, un véritable fourre-tout multiculturel aux fils narratifs tendus à l’extrême. Dans Seules les bêtes, présenté en avant-première à l’Arras Film Festival, cette tendance à vouloir relier à tout prix tous les personnages ne se concrétise que tardivement, peut-être réellement que lors de la toute dernière séquence, qui boucle la boucle d’une manière horriblement forcée. Auparavant, la mise en scène méthodique de Dominik Moll nous préserve plus ou moins de pareil trait forcé, au profit d’un thriller rural assez intense. Au fur et à mesure que les couches successives de l’oignon dramatique sont enlevées, la tension retombe, certes, produisant non pas des larmes, mais une frustration grandissante. Certains aspects du film interpellent toutefois par leur noirceur existentielle, menant à une forme de tragédie beaucoup plus pure que les divers ressorts alambiqués sur lesquels l’intrigue s’appuie de plus en plus.
Synopsis : En tant que représentante de la mutuelle, Alice sillonne les routes désertes d’une région montagneuse, où seules de rares fermes peuplent le paysage inhospitalier. Parmi ses clients figure Joseph, un paysan qui ne sait parler qu’à ses bêtes. Alice a commencé une liaison avec cet homme renfermé, afin de l’aider à faire le deuil de sa mère, mais également pour se venger de son mari Michel, qui ne fait plus attention à elle. Un jour, une femme disparaît dans des circonstances mystérieuses. Alors que les gendarmes locaux mènent l’enquête, Alice redoute que les deux hommes dans sa vie y soient pour quelque chose. La vérité s’avère pourtant être plus complexe que tout ce qu’elle aurait pu imaginer.
L’effet papillon dans une poupée russe
La répartition d’un récit filmique en chapitres, nommés en fonction des personnages qui sont au cœur de ces intrigues partielles, est un dispositif qui ne nous a jamais vraiment convaincus. Il y a toujours quelque chose de peu organique dans ce cloisonnement narratif, qui peut faire courir le risque de devenir la raison d’être principale du projet artistique. Dans Seules les bêtes, ces compartiments ont beau être délimités avec une certaine ingéniosité, sous forme d’étau métaphorique qui se resserre autour du cou du personnage interprété initialement sans vie – et pour cause – par Valeria Bruni Tedeschi, ils n’arrivent jamais à dissiper notre suspicion que leur transfert de la page écrite au plan filmé aurait pu se faire sous une forme plus libre. Le fait de revenir en arrière à plusieurs reprises, dans le but de raconter encore et encore la même histoire sous un angle différent, enrichit forcément le contenu du récit, en conférant une personnalité propre à des personnages que le spectateur aurait pu considérer au début comme secondaires. Cela a par contre simultanément pour conséquence un risque sérieux d’éparpillement, dû à notre prise de conscience progressive que la plupart des fausses pistes esquissées d’entrée de jeu sont devenues des impasses, au profit d’une intrigue annexe qui n’est développée qu’à partir du troisième chapitre du film. Seule la mise en scène très dense, sans la moindre fioriture, de Dominik Moll permet alors de maintenir la tension, ainsi que d’éviter toute emphase mélodramatique inutile, en privilégiant l’engrenage sans faille, ni pitié dans lequel ses pauvres personnages sont broyés l’un après l’autre.
Parfois le hasard fait bien les choses
Aussi tributaires les personnages soient-ils du grand dessein dramatique, au sein duquel ils ne sont finalement que des pions impuissants, leurs portraits respectifs se distinguent par une justesse sociale jamais prise en défaut. Entre les extrêmes de la bourgeoise parisienne lâchement assassinée d’un côté du spectre social et la petite serveuse qui croit encore à l’amour passionnel et l’arnaqueur africain qui se lève chaque jour afin de se faire soi-disant rembourser la dette coloniale de l’autre, ce sont surtout les deux paysans qui intriguent ici, avec leurs têtes de mule et leurs manières peu sophistiquées, auxquels Damien Bonnard et Denis Ménochet donnent vie sans fausse pudeur. Ils sont, chacun à sa façon, les victimes de leur solitude indicible. Le premier vit isolé du reste du monde depuis la mort de sa mère, avec son chien, ses chèvres et ses voix intérieures comme seuls interlocuteurs. Le deuxième n’est guère mieux loti. Il se réfugie, lui aussi, dans un monde imaginaire, à travers un mouvement de fuite virtuel presque attachant dans sa naïveté, en guise d’échappatoire à sa vie quotidienne à la ferme. Celle-ci a l’air de considérablement lui peser, entre sa femme qui le trompe et le beau-père qui voit ses moindres faits et gestes d’un mauvais œil. Or, entre ces microcosmes consciencieusement décrits, il n’y aucun échange réel, aucune possibilité d’intégration ou au moins de tolérance bienveillante. Ce qui réduit les messagers, Alice avec son incompréhension absurde de la situation, exprimée là aussi avec une innocence touchante par Laure Calamy, et son ami gendarme, le calmement viril Bastien Bouillon, qui enquête beaucoup, mais ne résout rien, à leur fonction la plus basique et donc inoffensive.
Conclusion
En tant que thriller à la structure schématique, Seules les bêtes tient parfaitement la route. C’est seulement quand il s’agit de dépasser cette forme trop élaborée, trop dépendante de chaque élément anodin du rouage narratif, que le film de Dominik Moll montre ses limites. L’ouverture de son histoire au monde, au delà des montagnes enneigées d’une France profondément provinciale, dans les rues encombrées d’Abidjan, ne lui réussit alors qu’en partie. Car à force de vouloir relier absolument tout le monde, le récit s’égare vers le commentaire global, là où un regard plus restreint sur la perversion cachée du monde rural aurait pu être plus pertinent.