Les Héritières
Paraguay, Allemagne, Uruguay, Brésil, Norvège, France, 2018
Titre original : Las herederas
Réalisateur : Marcelo Martinessi
Scénario : Marcelo Martinessi
Acteurs : Ana Brun, Margarita Irun, Ana Ivanova, Nilda Gonzalez
Distribution : Rouge Distribution
Durée : 1h38
Genre : Drame
Date de sortie : 28 novembre 2018
Note : 3/5
Dans la mécanique classique du couple, il y a toujours l’un qui avance et l’autre qui freine, l’un qui voit la vie en rose et l’autre dans des tons de gris plus ou moins sombres. Le cinéma, un art édifiant par excellence, a souvent donné les premiers rôles aux agents du progrès et du dépassement de soi, laissant de côté la tristesse intériorisée de ceux et celles qui ont pris, de gré ou de force, la place de l’observateur. Primé au dernier Festival de Berlin entre autres de l’Ours d’argent de la Meilleure actrice et présenté en avant-première au Festival de Biarritz, ce film paraguayen fait exception à cette règle implicite du boycott du vilain petit canard. D’emblée, la caméra reste en retrait dans Les Héritières, suivant dans un élan de mimétisme astucieux le regard de Chela, le genre de femme terne et sans histoires qui occupe rarement le devant de la scène. Pour son premier film, le réalisateur Marcelo Martinessi n’en fait pas non plus l’égérie d’une croisade acharnée contre la passivité et la souffrance en silence. Il préfère lui laisser le temps et l’espace pour une prise de conscience progressive, au degré salutaire variable, au bout de laquelle ne se trouve pas nécessairement l’affranchissement de tout ce qui avait rendu jusque là sa vie si routinière. Par cette ambiguïté dans la capacité de saisir in extremis sa chance, le ton du film s’apparente à ce que nous connaissons déjà du cinéma chilien, lui aussi imprégné d’un regard guère optimiste sur l’existence.
Synopsis : En couple depuis longtemps, la riche héritière Chela et son amie Chiquita vivent de la vente des objets précieux qui pullulent dans leur résidence luxueuse à Asuncion. Leur précarité relative n’aura pas échappé aux autorités, qui envoient Chiquita derrière les barreaux pour fraude. Tandis que Chela se sent d’abord déboussolée par ce changement de situation brutal, elle ne tarde pas à se sentir à nouveau utile, grâce au travail de taxi officieux qu’elle effectue pour les vieilles dames de son quartier. Alors qu’elle n’avait jamais vraiment aimé conduire, elle apprécie de plus en plus son nouveau job. Lors d’une de ses courses, elle fait la connaissance de Angy, sensiblement plus jeune qu’elle, qui lui demande de l’accompagner une fois par semaine pour le traitement médical de sa mère dans une ville voisine.
Brocante de vieux sentiments
Il y a un air de braderie et de fin de règne qui plane sur Les Héritières. L’action a beau être située dans le Paraguay contemporain, la plupart des personnages restent fermement attachés aux valeurs d’antan, malgré l’incursion grandissante du matérialisme dans leur vie. Or, tout n’est pas à vendre pour une cartouche de cigarettes ou quelques milliers de guaranies. L’essentiel, le désir et l’amour, se négocie autrement, par exemple dans l’alternance adroitement orchestrée entre le devoir – les visites en prison, entrecoupées de la succession sinistre de vautours prêts à dépouiller le patrimoine matériel du personnage principal – et le plaisir – plus difficile à saisir et à définir, puisqu’il peut prendre la forme d’un hot-dog en pleine nuit ou de la première taffe à un âge vraiment pas raisonnable. Dans ces deux types de circonstances, Chela ne paraît guère à l’aise, gênée peut-être par la fatigue inhérente à une vie excessivement apprivoisée, où même les manifestations de ses pulsions créatives, comme la peinture, sont soigneusement encadrées par un plateau repas à la disposition tirée au cordeau. En somme, c’est une femme qui pense être arrivée déjà au bout de sa vie sociale, a priori réfractaire aux sorties en tout genre et seulement prête à quitter le lit parce que sa copine de longue date l’y oblige.
De l’impossibilité de franchir la porte
Le récit n’emprunte pourtant pas la voie de la renaissance miraculeuse sous forme de conte d’une Cendrillon un peu plus mûre, qui aura attendu la soixantaine pour se révéler enfin au monde. Pour cela, le jeu magistral de Ana Brun, la lauréate de Berlin, reste beaucoup trop en retrait, faisant preuve d’une subtilité qui sied parfaitement à son personnage renfermé. Son attitude chétive, voire craintive, par ailleurs à l’image de ses capacités d’automobiliste, rendent même le processus de notre identification avec elle peu aisé, en parfait accord avec une narration qui suggère au lieu de montrer frontalement. Dans un tel contexte frileux, la crevaison finale de l’abcès de tant de frustrations accumulées au fil du temps se présente sous un jour laborieux seulement en apparence. A aucun moment, le scénario ne nous donne en effet l’impression que Chela saura se montrer à la hauteur de ses aspirations sentimentales, qu’elle sera en mesure de rompre le cercle vicieux dans lequel elle se complaît depuis si longtemps. Ce qui lui arrive ne serait alors que justice, sauf que le dernier plan magnifique du film exprime une nostalgie douce-amère, riche en suppositions plus tristes les unes que les autres.
Conclusion
Le cinéma paraguayen ne dispose apparemment pas de moyens financiers suffisants pour produire des films de façon régulière. Rien que de ce point de vue-là, l’existence de Les Héritières est donc une réussite. L’exploit nous paraît toutefois aller plus loin encore, puisque même si le ton adopté par Marcelo Martinessi est proche d’un certain pessimisme social et affectif généralement associé aux drames chiliens, le réalisateur sait faire preuve d’une sensibilité à fleur de peau, qui sauve son premier long-métrage du misérabilisme insoutenable.