Cannes 70 : Histoires d’A, une projection avortée

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70 ans, 70 textes, 70 instantanés comme autant de fragments épars, sans chronologie mais pas au hasard, pour fêter les noces de platine des cinéphiles du monde entier avec le Festival de Cannes. En partenariat avec le site Écran Noir, nous lançons le compte à rebours : pendant les 70 jours précédant la 70e édition, nous nous replongeons quotidiennement dans ses 69 premières années.

Aujourd’hui, J-5. Retrouvez nos précédents textes du dossier Cannes 70 en cliquant sur ce lien.

C’est une lutte de longue haleine qui fut menée pour accorder aux femmes le droit de disposer de leur corps en toute liberté. Au sein du combat pour le droit à l’avortement libre et gratuit, le film Histoires d’A tient une place majeure. Au départ il existe un court-métrage réunissant les rushes d’un sujet d’actualité Pathé sur un avortement par aspiration pratiqué par Pierre Jouannet – l’un des fondateurs du Groupe Information Santé (GIS) – monté par Marielle Issartel. Il devient rapidement inexploitable car trop endommagé.

L’idée de tourner un autre court-métrage à ambition pédagogique et militante est lancée, toujours avec Marielle Issartel et avec son mari Charles Belmont, liés aux médecins militants de Secours Rouge depuis le tournage de Rak, une fiction sur le cancer avec Sami Frey et Lila Kedrova. Le court devient finalement un long-métrage dont le but premier est direct : montrer, sans détour, que «l’avortement est un acte simple et sans danger lorsqu’il est pratiqué dans de bonnes conditions».

Le 22 novembre 1973, Maurice Druon, alors ministre des Affaires Culturelles, en prononçait l’interdiction totale car il «comporte […] des images enregistrées d’un délit réellement commis et, en l’état de droit, sa diffusion constituerait une atteinte à l’ordre public». Hélène Fleckinger revient dans la revue Documentaires (édition 22-23, publiée en 2010) sur la genèse du film, ses déboires légaux et sa dimension désormais historique.

Ce documentaire engagé est également une œuvre de cinéma ambitieuse au niveau artistique – une rareté dans le cinéma militant – avec des images signées Philippe Rousselot, alors à ses débuts et devenu depuis l’un des plus grands directeurs de la photo de sa génération. Le film est tourné en noir et blanc, pour dédramatiser l’avortement et «introduire de la distance avec le sang».

Histoires d’A n’a pas été officiellement sélectionné à Cannes mais a néanmoins fait parler sur la Croisette, comme nous le raconte Marielle Issartel.

Marielle Issartel et Charles Belmont, après avoir appris l’interdiction

Comment Histoires d’A s’est retrouvé à Cannes ?

À Cannes, comme dans de nombreuses villes, il y avait ce qu’on appelait des MLAC, des groupements de personnes ayant adhéré à la charte du Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception. C’est une association qui avait été créée en avril 1973 à la suite de l’action du GIS qui pratiquait des avortements selon la méthode Karman et avait voulu faire une action de désobéissance civile très spectaculaire, en affirmant «nous faisons des avortements selon une méthode facile, non dangereuse, et nous le faisons gratuitement», forçant le pouvoir en place face à un choix clair : sévir ou céder, c’est à dire être bafoué. Pour ce Groupe Information Santé, nous avions tourné, Charles Belmont et moi, un film qui devait être au départ pédagogique avant de se développer et d’être interdit. Le MLAC regroupait un certain nombre d’organisations dont le Planning familial, central dans cette histoire parce qu’ils avaient eux déjà travaillé tout le pays, depuis une dizaine à une vingtaine d’années, sur les questions de maternité, de choix et de contraception et aidaient même lorsque c’était interdit. Des MLAC, sur la base de cette action pro-avortement et contraception, se sont créées dans toute la France, notamment à Cannes. Le MLAC de Cannes a voulu organiser une projection pendant le Festival de Cannes 1974. Charles et moi, avec une autre amie du MLAC et la président du MLAC, Monique Antoine, nous avons trouvé un petit appartement à la Bocca, afin de participer à cette projection.

La projection a eu lieu où exactement ?

Elle n’a pas eu lieu ! Il ne faut pas oublier que ce film était totalement interdit, dans les salles, dans des projections privées, à l’exportation… complètement interdit… La seule façon de le voir qui n’aurait pas été interdite était de se réunir à 19 personnes dans ton salon pour dire «on se fait une projection familiale». Donc, toutes les projections du MLAC étaient interdites et donnaient l’occasion de créer une situation de force – toujours dans la même idée de désobéissance civile – en prolongeant l’action de l’avortement. Soit la projection se passe bien et la pouvoir (au sens large) est bafoué, soit ils interviennent et ça relance encore plus le mouvement parce que la presse était pleine, tous les jours, d’actions du MLAC. Nous, on prenait une bonne place avec Histoires d’A dans cette action parce que les MLAC imposaient une projection et ce film interdit, son sujet suscitaient beaucoup d’intérêt. Il y avait une véritable interaction entre le film et les militants au sens large qui devenaient véritablement militants de choses interdites. Ce qui est quand même un autre stade de militantisme.

La projection devait avoir lieu un soir, je crois, dans une salle de la ville, pas dansle palais du festival. Or, on apprend l’après-midi, quelques heures avant cette projection – qui n’était pas du tout liée au festival de Cannes – que des flics qui voulaient interdire cette projection sont entrés dans une salle et ont commencé à taper sur les gens alors qu’ils étaient en train de regarder «benoîtement» un film sur le Vietnam [NDLR, Femmes au Vietnam] ! Des gens ont été blessés, quelqu’un a eu un bras cassé, et ça a ému quand même un peu les gens de Cannes officielle, forcément !. À ce moment-là, la SRF (Société des Réalisateurs de Films) qui n’avait pas levé un cil ou plutôt avait refusé de lever un cil quand le film avait été interdit en novembre 1973 au motif, selon le président d’alors Costa-Gavras, qu’il ne fallait pas soutenir Claude Nedjar, lequel était notre distributeur. Sans lui, rien n’aurait été possible, par l’argent qu’il a injecté et son soutien dans la lutte qui suivait l’interdiction du film.

Je précise qu’avant on a fait le film sans lui, il était juste le distributeur commercial, pas le distributeur pour les projections privées ou militantes. Mais s’il n’avait pas été là, on n’aurait jamais pu faire tout ce qu’on a fait parce qu’il a injecté beaucoup d’argent, beaucoup d’énergie et s’est beaucoup, beaucoup amusé avec nous pour faire des coups pendables comme sortir à deux reprises un film interdit en salles. Il fallait le faire, parce qu’il risquait beaucoup, les gens de la salle aussi, nous aussi, on risquait beaucoup. La SRF n’avait pas pipé mot puisque le patron Costa-Gavras – je le répète – avait dit on ne va pas soutenir Nedjar, faisant preuve là d’un vrai sens politique, d’un vrai sens des priorités, d’une vraie réflexion sur les forces en présence (je rigole)… La SRF a commencé à dire «il y a ce film qui doit passer et est interdit», alors ils sont venus nous voir, on leur a dit « : «vous faites ce que vous voulez». Ils ont fait une requête pour passer le film dans le palais des festivals. Ce qui était très amusant, c’est que nous n’étions pas invités à ces discussions, on n’était jamais que les réalisateurs-producteurs !

Marielle Issartel (séquence dite « des intermédiaires »)

Ils vous ont dit pourquoi ils vous ont exclu de leurs actions ?

Ah non, ils faisaient leur truc dans leur coin et Charles n’a jamais eu envie d’être dans ce concours social, mondain… Il avait ses amis, ses militants, faisait beaucoup d’actions mais pas avec ce type de gens, tous à vouloir hausser le col et souvent d’ailleurs, pas très actifs. Ils se réunissaient entre eux et Jean-Daniel Simon [réalisateur en 1967 de La Fille d’en face, sur un scénario de Roman Polanski et Gérard Brach] était le seul à venir nous dire ce qu’ils avaient décidé. Nous on trouvait ça très amusant finalement. Du coup l’idée qu’un film était interdit et qu’il fallait exiger de le passer, ça fait toujours plaisir, donc ça a plu à un certain nombre de personnes qui ont manifesté sur la Croisette, dont Michel Piccoli qui était là, à Cannes, et a activement soutenu le mouvement, il le dit très nettement et très simplement dans le reportage de l’INA. Je me souviens que Francis Girod était là aussi, mais plus des autres participants. C’était rigolo car personne n’est venu nous dire de venir en tête et nous on n’a jamais dit qu’on voulait y être non plus mais cela aurait été normal que les réalisateurs du film soient dans la brochette tout de même. Nous on était assez content de ne pas y être finalement, c’était notre côté rebelles. Le slogan de la manif c’était «ah ah ah, on veut voir Histoires d’A» ! Ils ont obtenu dans les murs du palais d’avoir cette projection qui, au sens strict, aurait du être interdite. Je ne me souviens même si on y est allé, parce que, comment dire, il y avait quelque chose de terriblement décalé dans tout ça.

Depuis 1971, les femmes du MLF menaient une action par rapport à l’avortement, avec notamment le manifeste des 343 femmes, qui prenaient des risques mais elles étaient célèbres pour la plupart, et donc il ne s’est rien passé. Après, c’était un manifeste. Il n’y avait pas de moyens faciles pour pouvoir passer à l’acte, c’était des moyens dangereux : c’était des sondes, elles y ont pensé, elles ont renoncé, elles ont bien fait. Un ami, avec qui on avait milité dans un groupe issu du Secours Rouge, a vu un avortement selon la méthode de Karman, chez Delphine Seyrig, je crois. Il est venu à la maison et nous a dit «c’est extraordinaire cette méthode, si je pouvais faire un manifeste à partir des médecins du groupe, il y aurait une quinzaine de médecins qui signeraient ça, ce serait très fort !». Je me souviens, je le vois nous disant ça dans notre studio du XVe… et en fait, première vague, il y en a eu 330 qui ont signé ! Et jusqu’à 600 dans la deuxième vague de signataires ! Donc cette action est devenue une action de désobéissance civile qui avait besoin d’un support.

Le support, ça a été le film qui, au départ, a été fait simplement pour démontrer ce qu’était un avortement Karman. Toute cette activité politique, humaine avec toutes ces femmes, leurs difficultés à résoudre ces peurs… tout ce qui était notre quotidien commun n’avait rien à voir avec ce qui se passait à Cannes. Donc le MLAC de Cannes se servait du film, à très bon escient, pour montrer ce qui est dans le film, plein d’interrogations, d’enseignements, de contradictions, de vie… Ce film servait à alerter et à mobiliser, très loin de ce petit cénacle de sous-préfecture de la SRF quoi. Ce n’est même pas le souvenir de projection le plus éblouissant qu’on ait eu. Je ne sais même pas si on y était, je le répète ! C’est très très loin ! Je me souviens surtout qu’on était là, avec Charles, et qu’on rigolait de cette intervention de la SRF.

Dans un entretien accordé aux Cahiers du Cinéma (numéro 251-252, pages 48-55), Charles Belmont précisait lui-même en 1974 : «Deux ou trois personnes de la SRF sont venues en disant «Dites que la SRF est avec vous» (c’était plutôt comique, car depuis six mois, ils ne s’étaient jamais manifestés)». L’interdiction du film est levée le 7 octobre 1974 et l’avortement sera légalisé quelques mois plus tard le 17 janvier 1975, une loi préparée par Simone Veil, alors ministre de la Santé. Depuis, Histoires d’A est devenu une référence esthétique dans le cinéma documentaire et sa portée politique reste encore aujourd’hui une évidence.

Lien vers le reportage sur le site de l’INA

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