Critique : Entre le ciel et l’enfer

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Entre le ciel et l’enfer

Japon, 1963
Titre original : Tengoku to jigoku
Réalisateur : Akira Kurosawa
Scénario : Hideo Oguni, Ryuzo Kikushima, Eijiro Hisaita et Akira Kurosawa, d’après un roman de Ed McBain
Acteurs : Toshiro Mifune, Tatsuya Nakadai, Kyoko Kagawa, Tatsuya Mihashi
Distribution : Carlotta Films
Durée : 2h23
Genre : Policier
Date de sortie : 9 mars 2016 (Reprise)

Note : 3,5/5

Un des aspects les plus bluffants du génie de Akira Kurosawa réside dans sa capacité de changer assez régulièrement de genre au cours d’une filmographie très fournie, tout en y affichant chaque fois une maîtrise, voire un pouvoir de création incroyables. Ainsi, alors qu’on a plutôt tendance de nos jours à se souvenir de ce réalisateur majeur du siècle dernier pour ses épopées de samouraïs, il a su œuvrer avec la même maestria dans un large éventail de genres, à l’exception notable de la comédie. Son incursion dans le domaine du policier s’est soldée par Entre le ciel et l’enfer, un magnifique thriller qui s’écarte avec panache des règles établies par exemple grâce au maître du suspense Alfred Hitchcock. L’enjeu principal du récit ne s’y résume en effet guère au dénouement d’une affaire d’enlèvement et pas davantage à la recherche fiévreuse du méchant kidnappeur. C’est le travail méticuleux de la police qui y est mis à l’honneur, dans une formidable anticipation des enquêtes scientifiques de lieux de crime qui pullulent depuis des années à la télévision et surtout grâce à une forme de narration extrêmement maîtrisée. Les états d’âme de cette dernière transmettent à leur façon détachée un sens de l’humanité hautement impressionnant.

Synopsis : Le cadre Kingo Gondo est sur le point de voir aboutir une manœuvre financière complexe, qui devrait lui permettre de prendre le contrôle de la fabrique de chaussures dans laquelle il travaille depuis de nombreuses années, quand son fils est enlevé. Après le choc initial provoqué par l’appel du ravisseur, il s’avère qu’il s’agit en fait du fils du chauffeur de Gondo, pris par erreur pour celui du riche industriel. Pris au piège d’un dilemme moral qui décidera de l’avenir financier de sa famille, Gondo met longtemps avant de se résoudre à payer le montant exorbitant de la rançon. Une unité spéciale de la police locale surveillera de près l’échange et fera de son mieux pour récupérer ensuite l’argent et traduire en justice les malfaiteurs.

Rien que les faits

La durée conséquente de Entre le ciel et l’enfer n’est de loin pas son seul trait particulier. Pour un film dont le cœur dramatique consiste malgré tout en un fait divers à fort potentiel tapageur, le récit adopte une structure pour le moins inhabituelle. Car la tension instaurée assez rapidement par l’enlèvement s’y dissipe déjà au bout d’une heure, lorsque le gamin kidnappé est retrouvé sain et sauf. S’ensuit alors une deuxième partie sensiblement plus factuelle, même si les tractations précédentes pour convaincre le patron de mettre en jeu sa fortune au profit de son employé malmené avaient, elles aussi, adopté un ton curieusement sobre. Il y a en effet un petit côté théâtral dans l’agencement des personnages, qui se tournent autour comme des fauves dans une cage, en essayant de trouver ensemble une issue acceptable pour tous à cet imprévu très fâcheux. Avec toujours en arrière-pensée la menace terrifiante de voyeurisme de la part du ravisseur, à l’origine de ce huis-clos initial tout à fait oppressant. Autant la longue exposition en guise de prémisse instaure d’emblée un climat de tension diffuse, autant les deux tiers restants du film changent presque radicalement de registre en emmenant le spectateur dans les coulisses du travail des forces de l’ordre, empressés de se montrer dignes de la confiance placée en elles par Gondo, quoique avant tout respectueuses des procédures par lesquelles se définit leur métier d’enquêteur.

Lang – Kurosawa – Fincher

Aussi virtuose dans l’agencement du rythme et créatif dans la transmission d’informations Akira Kurosawa soit-il, sa contribution paraît s’inscrire dans une lignée cinématographique qui va de M le maudit de Fritz Lang jusqu’à Zodiac de David Fincher. Ses trois films ont beau appartenir à des époques et des contextes culturels amplement différents, ils privilégient la description des moyens de recherche considérables mis à disposition pour retrouver le criminel à toutes les conventions habituellement associées au genre, tel que la situation nullement enviable des victimes ou bien la psychologie du coupable présumé. La succession des pistes de réflexion, parfois couronnées de succès et conduisant souvent dans l’impasse, que la mise en scène orchestre ici avec une virtuosité tout en retenue, on la retrouvera plus de quarante ans plus tard dans l’enquête longue et pénible, quoique étrangement fascinante, sur le tueur en série de San Francisco. Dans le sens historique inverse, la plaidoirie désespérée du pédophile interprétée jadis par Peter Lorre trouve une réplique peut-être encore plus déprimante dans la confrontation finale entre Gondo et le condamné à mort. A ce moment-là de l’intrigue, tout ce qu’il reste à savoir pour clore l’histoire de façon rassurante, ce serait l’explication raisonnable des motivations de celui qui a réussi après tout à anéantir l’existence du riche propriétaire de la maison qui trône sur la ville. La réussite fulgurante de cette dernière séquence du film est alors à mettre autant sur le compte de l’humanisme désabusé du réalisateur, entièrement conscient de l’absurdité tragique de la condition humaine, que sur celui de son acteur attitré Toshiro Mifune, subtilement majestueux dans sa résignation face à un accident de parcours aux conséquences graves.

Conclusion

Quel plaisir de découvrir enfin ce petit chef-d’œuvre plutôt discret de la part d’un réalisateur, qui nous inspire généralement comme seules et uniques réserves sa prédilection pour un rythme pesant et un discours humaniste un peu trop appuyé ! Dans le cas de Entre le ciel et l’enfer, ces deux écueils potentiels font au contraire la force redoutable d’un récit qui prend son temps sans jamais perdre de vue l’objectif final : suggérer avec adresse que toute la bonne volonté et les méthodes sophistiquées de la police ne servent en fin de compte pas à grand-chose face à la folie de quelques esprits mal intentionnés.

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