Cannes 70 : des scandales petits et grands

0
1927

70 ans, 70 textes, 70 instantanés comme autant de fragments épars, sans chronologie mais pas au hasard, pour fêter les noces de platine des cinéphiles du monde entier avec le Festival de Cannes. En partenariat avec le site Écran Noir, nous lançons le compte à rebours : pendant les 70 jours précédant la 70e édition, nous nous replongeons quotidiennement dans ses 69 premières années.

Aujourd’hui, J-32. Retrouvez nos précédents textes du dossier Cannes 70 en cliquant sur ce lien.

Avec une infinie générosité, la Cinémathèque Française, a décidé de participer à notre hommage au Festival de Cannes en organisant, du 26 avril au 28 mai, une rétrospective de 26 films présentés sur la Croisette liés à des scandales et controverses. Nous remercions l’aimable direction de son soutien à notre dossier. Dans le texte de présentation du cycle dans le programme officiel, Thierry Frémaux, délégué général du festival de Cannes, présente les divers types de scandales qui ont émaillé l’histoire de la manifestation, essentiellement d’ordre esthétique, politique ou moral, sans oublier les rejets violents de certains palmarès rejetés et/ou sifflés.

Certains des plus nobles scandales de Cannes sont avant tout d’ordre esthétique. Renouvelant considérablement l’art délicat de la narration, La Dolce vità de Fellini et L’Avventura d’Antonioni (ah, ces italiens, quel talent !) ont, en 1960, surpris les amateurs d’un cinéma aux codes plus classiques que l’on retrouvait cette année là : Celui par qui le scandale arrive de Vincente Minnelli, Jamais le dimanche de Jules Dassin ou Le Trou de Jacques Becker qui sont pourtant des moments de cinéma bien nobles. La Source de Ingmar Bergman et Moderato Cantabile de Peter Brook ont pu dérouter également mais ont moins choqué une certaine foule – que l’on qualifiera de peu éclairée – que leurs confrères italiens.

Monica Vitti et Antonioni ont même reçu quelques tomates lors de la remise du prix du Jury, attribué pour sa «remarquable contribution à la recherche d’un nouveau langage cinématographique». Après la projection pour le moins chaotique, comme l’explique la comédienne dans la vidéo ci-dessous, le film est heureusement soutenu par de nombreux artistes et journalistes choqués par des réactions disproportionnées et bien peu réfléchies. La Dolce Vita reçoit la Palme d’or. Le scandale n’a pas étouffé l’art, heureusement, grâce au jury présidé par Georges Simenon.

Les vrais gros scandales

La postérité retient un petit nombre de scandales en réalité. En 1955, Nuit et brouillard d’Alain Resnais est retiré de la compétition, sur ordre du pouvoir, alors qu’il s’agit d’une commande du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale pour commémorer le dixième anniversaire de la libération des camps de concentration. La raison de cette censure ? Un gendarme apparaît furtivement sur une photo en ouverture au camp de rassemblement des futurs déportés de Pithiviers. Une présence que Resnais n’avait même pas remarqué, au passage.

Jean Cayrol, co-auteur du film et rescapé des camps, victime lui-même du décret Nuit et Brouillard (Nacht und Nebel, en allemand) qui ordonne la déportation des ennemis du Reich, dénonce cette intervention des pouvoirs publics au journal Le Monde (cité dans En haut des marches, le cinéma d’Isabelle Danel) : «la France refuse ainsi d’être la France de la vérité, car la plus grande tuerie de tous les temps, elle ne l’accepte que dans la clandestinité de la mémoire, elle arrache brusquement de l’histoire les pages qui ne lui plaisent plus ; elle retire la parole aux témoins ; elle se fait complice de l’horreur, car notre dénonciation ne portait pas seulement sur le système concentrationnaire nazi mais sur le système concentrationnaire en général, qui fait tache d’huile et tache de sang sur toute la terre encore sinistrée par la guerre». Le gendarme est caché et le film est bien programmé, mais hors-compétition. L’objet du délit sera réintégré au montage en 1997. Une œuvre historique qui saisit en quelques minutes une horreur indicible, alors quasiment secrète. Avec ce film, le silence se tait définitivement.

La Grande bouffe de Marco Ferreri est rejeté pour l’outrance de son propos, ce suicide collectif organisé par quatre amis pour rejeter l’inanité de leurs vies et qui ont prévu de bouffer jusqu’à s’en faire éclater la panse. Mais le rejet ne serait-il pas plus sournois, lié à la mise en valeur du corps voluptueux d’Andréa Ferréol, filmé avec amour et désir, loin des canons de beauté plus lisses ? Une image, à force d’avoir été diffusée très régulièrement depuis près de 45 ans a marqué ce rejet hystérique : une dame bien apprêtée hurle face caméra sa réaction à la vision de ces gloutons mortifères : «C’est un scandale, un scandale, ça gagne du pognon, ça…». La haine aujourd’hui ne passe plus par de telles éructations face caméra ou par des crachats tels qu’en ont reçu le réalisateur et son acteur Marcelo Mastroianni. Ces dérives n’existent plus (heureusement). Désormais les rejets exagérés passent certes toujours par quelques piques bien senties dans des journaux de presse écrite mais aussi désormais dans des messages plus crus sur Twitter en 140 signes et des poussières. Le relatif anonymat des réseaux sociaux pourrait faire naître quelques scandales dans les prochaines années, le rejet caractérisé de certains films pouvant achever certains d’entre eux en quelques minutes, Sea of trees de Gus Van Sant (absent de cet hommage) en a fait les frais en 2015.

Dans une image devenue historique, Maurice Pialat lève un point conquérant (et ne fait pas un bras d’honneur contrairement aux apparences) lorsqu’il reçoit la Palme d’or pour Sous le soleil de Satan sous quelques quolibets. Premier français à recevoir la Palme depuis Claude Lelouch en 1966 et dernier avant Laurent Cantet pour Entre les murs en 2008, il a notamment battu Nikita Mikhalkov pour Les Yeux Noirs. Les sifflets qui lui étaient destinés viendraient-ils de la communauté russe ?

Underground d’Emir Kusturica a poussé cet idiot d’Alain Finkielkraut, le lendemain de l’annonce de sa Palme d’or, à publier une tribune assassine (« L’imposture Kusturica ») dans Le Monde, alors qu’il n’avait pas vu le film, suivi par une autre réaction hostile de Bernard Henri-Levy dans Le Point qui lui non plus ne l’avait pas vu ! Ces messieurs ont, il est vrai, tendance à ne pas rater les occasions de ne pas se taire. Alors oui, ça fait parler, ça fait du papier, mais est-ce bien utile de s’illustrer ainsi ?

Heurté, le cinéaste a rétorqué ainsi, toujours dans Le Monde, quelques mois plus tard, au moment de la sortie en salles : «J’ai d’abord ressenti une grande tristesse puis une assez grande colère, et finalement une sorte d’incertitude. J’aurais voulu répondre immédiatement ; mais pour quoi dire ? Non que mon imagination eût été prise en défaut, mais je ne trouvais pas de mots pour répliquer à l’auteur de l’article, qui, à l’évidence, n’avait pas vu mon film. Finalement, j’en suis venu à la conclusion que nous étions effectivement une ” imposture ”, moi et les films que je fais. C’est un sentiment qui devient prédominant au moment du tournage, lorsque le doute m’envahit. Je crois d’ailleurs que tous mes films sont nés du doute, car dans le cas contraire je serais probablement aujourd’hui en Amérique, en train de fabriquer des films pour le box-office. Mais la croyance qu’il existe toujours une différence entre les films et les hamburgers me pousse à continuer de vivre ici, en Normandie. Je ne comprends toujours pas que Le Monde ait publié le texte d’un individu qui n’avait pas vu mon film, sans que personne ait cru bon de le signaler».

En 1978, Gilles Jacob invite en compétition L’Homme de marbre d’Andrzej Wajda, sorti discrètement de Pologne et invité à la dernière minute pour déjouer la censure. Trois ans plus tard, sa «suite» L’Homme de fer, bénéficie du même traitement de « film surprise » et remporte la Palme d’or, offrant une visibilité inattendue au mouvement Solidarnosc de Lech Walesa. En 1961, Viridiana de Luis Buñuel est jugé «sacrilège et blasphématoire» par le Vatican et le directeur général de la Cinématographie est renvoyé. Le film reçoit la Palme mais perd sa nationalité espagnole, qu’il récupère en 1983.

Les petits scandalinous de rien du tout

Le cycle réunit d’autres films à la croisée des reproches. À L’Argent de Robert Bresson, celui de la présence dans la distribution de Valérie Lang, la fille de Jack Lang, alors ministre de la culture ; à Fahrenheit 9/11 – qui n’est pas considéré comme le film le plus pertinent et indémodable de Michael Moore – le fait de partager avec Quentin Tarantino, président du jury qui lui a remis la Palme d’or, les mêmes producteurs (les frères Weinstein) ; à Funny Games de Michael Haneke, sa violence extrême ; à Khroustaliov, ma voiture ! d’Alexeï Guerman, son style déroutant ; à La Peau de Liliana Cavani sa crudité dans la description de la libération en Italie et au Goût de la cerise d’Abbas Kiarostami sa représentation du suicide, interdit en Iran.

La présence de certains films dans cette rétro étonne. Le choix de Wim Wenders de primer Sexe, mensonges et vidéo de Steven Soderbergh a certes surpris à plusieurs titres : il s’agit d’un premier film (le seul à recevoir une Palme d’or), l’acteur principal (James Spader) est lui aussi primé (ce qui valide l’enthousiasme du jury) et d’autres étaient plus attendus : Cinema Paradiso de Giuseppe Tornatore, Do the Right Thing de Spike Lee, Monsieur Hire de Patrice Leconte, Mystery Train de Jim Jarmusch, Pluie noire de Shohei Imamura, Sweetie de Jane Campion ou Trop belle pour toi de Bertrand Blier. Certains seront primés, d’autres non, mais la victoire de Soderbergh, plus jeune palmé de l’histoire, juste devant Claude Lelouch, n’est pas embarrassante, loin de là. Et n’a pas franchement suscité de controverse.

Inclure La Frontière de l’aube de Philippe Garrel, simplement car il fut défendu ardemment par un critique qui traita de «trous du cul» ses détracteurs, étonne. Le film a certes déconcerté certains festivaliers ou leur a simplement déplu mais scandale ? Controverse ? Mmm… Pas vraiment… Hors-la-loi de Rachid Bouchareb énerve quelques élus de droite et d’extrême droite mais laisse les spectateurs plus indifférents que scandalisés.

Que le spectacle commence de Bob Fosse partage sa palme avec Kagemusha d’Akira Kurosawa. Le scandale vient de la petite manipulation du président Kirk Douglas, évoquée par Gilles Jacob dans « La Vie passera comme un rêve », qui a imposé un ex æquo pour cette Palme. Lorsque le jury, après réflexion, demande un nouveau vote pour primer uniquement Kurosawa, Kirk Douglas a feint d’être malade pour éviter ses camarades ! Le festival a-t-il regretté cette année là l’invitation lancée par erreur à l’acteur de Spartacus alors que la volonté de départ du festival était d’inviter son presque homonyme Douglas Sirk à la tête de ce jury ? Bob Fosse a-t-il brûlé un cierge en hommage à l’inconscient étourdi qui s’est trompé de destinataire ? Nul ne possède de réponse à ces questions…

En 1999, le jury de David Cronenberg adore Rosetta de Luc Dardenne et Jean-Pierre Dardenne et L’Humanité de Bruno Dumont, remettant deux trophées au premier dont la Palme, trois au deuxième dont le Grand Prix, les deux films se partageant le prix d’interprétation féminine. Rosetta lance la (très belle) carrière d’Emilie Dequenne, les deux acteurs de L’Humanité ont moins de chance, même si Séverine Caneele est apparue dans quelques films dans les années qui ont suivi avant de disparaître des écrans jusqu’au prochain festival. Elle sera en effet l’épouse de Vincent Lindon dans le Rodin de Jacques Doillon.

Cachez ces corps qu’on ne saurait voir si peu vêtus

Le reste de la sélection inclut encore des films qui ont choqué pour leur représentation crue de la sexualité, parfois mêlée à une grande violence. Antichrist de Lars von Trier, The Brown Bunny de Vincent Gallo, La Petite de Louis Malle, Irréversible de Gaspar Noé, Max, mon amour de Nagisa Oshima ou Crash de David Cronenberg ont choqué pour des raisons bien diverses. Ces œuvres sont dans l’ensemble plus audacieuses que crapoteuses ou honteuses, même si inégales artistiquement ou désuètes dans leur relative audace, cela dépend toujours du point de vue et de l’expérience du spectateur. Se mêlent dans ces films d’auteurs exigeants Eros et Thanatos, l’amour et le désir confronté au deuil d’un amour ou à la perte d’un enfant, des sentiments nobles et d’autres qui le sont moins. Ciseaux, gorilles et autres béquilles y apparaissent de façon pour le moins surprenantes.

Et demain ?

Toujours dans son texte préambule à ce corpus de films, Thierry Frémaux souligne l’ambivalence de ses propres sentiments lorsqu’il avoue regretter que ces scandales se font désormais plus rares. Quelques années plus tôt par exemple, Le Fils de Saul aurait certainement suscité plus d’émois. Il conclut ainsi son propos : «Avouerais-je moi-même le regret que j’éprouve parfois à voir le consensus dominer plus souvent que par le passé ? Certes, le temps a heureusement réglé ce qui devait l’être. Mais que serait Cannes sans les fauteuils qui claquent, sans une presse bagarreuse, sans des festivaliers exigeants ? Sans les erreurs du sélectionneur, aussi ? Mais autant que le temple du glamour et le marché le plus florissant du monde, Cannes est depuis toujours la plus belle terre de cinéma et il ne le serait pas autant s’il n’était aussi le lieu de grandes bagarres et de coups de tonnerre.»

Désormais, ni le sexe ni la politique ni la morale ni les bouleversements de style, plus rien ne choque vraiment, la violence encore un peu à la limite, les ratages artistiques un peu plus. La sélection 2017, tout juste dévoilée, inclura-t-elle au moins une œuvre capable de déchaîner quelques passions cette année ? Et s’il n’y a pas le moindre scandale, est-ce si grave ?

Voir programme complet en cliquant sur ce lien.

Bande-annonce du cycle ci-dessous

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici