Cannes 70 : quand les seconds rôles prennent le pouvoir

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70 ans, 70 textes, 70 instantanés comme autant de fragments épars, sans chronologie mais pas au hasard, pour fêter les noces de platine des cinéphiles du monde entier avec le Festival de Cannes. En partenariat avec le site Écran Noir, nous lançons le compte à rebours : pendant les 70 jours précédant la 70e édition, nous nous replongeons quotidiennement dans ses 69 premières années.

Aujourd’hui, J-53. Retrouvez nos précédents textes du dossier Cannes 70 en cliquant sur ce lien.

Le jury de la compétition officielle mené par Roman Polanski en 1991 reste surtout dans les mémoires par le manque d’enthousiasme affiché par son président pour l’ensemble de la sélection, un incident quasi diplomatique notamment évoqué dans le livre « La Vie passera comme un rêve » de Gilles Jacob. Barton Fink des frères Coen avait reçu trois prix majeurs, un prix d’interprétation pour John Turturro mais surtout le rare doublé Palme d’or / prix de la mise en scène, un exploit que Gus Van Sant fut le seul à répéter avec Elephant en 2003. Ce que l’on retient moins de ce jury 91 est le prix remis exceptionnellement à un second rôle, faisant la fierté de son récipiendaire, Samuel L. Jackson, particulièrement flatté en effet d’être le premier – et le dernier – à recevoir un tel honneur. C’était pour Jungle Fever de Spike Lee où il était Gator, le frère junkie d’un architecte afro-américain tombé amoureux de sa secrétaire d’origine italienne, un rôle écrit pour lui, alors qu’il sortait lui-même d’une cure de désintoxication, déclarant d’ailleurs que sa sobriété fraîchement acquise lui avait permis d’atteindre pour la première fois la vérité profonde d’un personnage qu’il incarnait à l’écran.

Roman Polanski et ses comparses ont récompensé ce comédien alors obscur (déjà âgé de plus de quarante ans) et comme sublimé par ce coup de projecteur inattendu, il a commencé à attirer les projets et les cinéastes plus ambitieux. Trois ans plus tard, le choix du jury est validé lorsqu’il «explose» sur la scène internationale avec Jules Winnfield, le tueur qu’il incarne dans la Palme d’or Pulp Fiction de Quentin Tarantino et qui lui permettra d’obtenir sa seule nomination aux Oscars jusqu’à présent.

Dans un tout autre registre, si elle n’a pas reçu exactement le même type de trophée, Irma P. Hall en 2004 a elle aussi été honorée «à part» pour Ladykillers des frères Coen où elle est une vieille dame tranquille, dérangée par des escrocs minables qui trépassent les uns après les autres en tentant de lui voler ses économies secrètes. Le «vrai» prix d’interprétation féminine est revenu cette année là à Maggie Cheung pour son interprétation plus active dans Clean, Irma P. Hall partageant étrangement le Prix du jury avec… Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul ! Un rapprochement étonnant, les aléas des délibérations secrètes d’un jury !

Si Samuel L. Jackson est donc le seul à recevoir un prix du second rôle, il n’est ni le premier, ni le dernier second rôle d’un film à être mis en avant dans un palmarès cannois. Certains l’ont été au sein d’une distribution chorale primée dans sa totalité ou en large partie soit en étant préféré de façon parfois très inattendue à une tête d’affiche plus évidente et considérée comme favorite. Alors qu’on attendait La Reine Margot / Isabelle Adjani, c’est sa vilaine mère, terrifiante, Catherine de Médicis jouée par Virna Lisi qui a séduit le jury. Un succès surprenant, malgré la pertinence du choix, qui valide une belle carrière de quarante ans. Tout sera réparé quelques mois plus tard, lorsqu’elles seront toutes les deux primées aux César, Adjani comme meilleure actrice de l’année, Lisi en second rôle.

La présidente des jurys 1975 – 1995, Jeanne Moreau, a fait coup double. En 1975, Plutôt que de primer Dustin Hoffman alias l’humoriste trash Lenny Bruce dans Lenny, elle choisit sa partenaire Valerie Perrine pour le rôle souvent ingrat de «la femme de». Elle y est certes attachante, drôle, émouvante, mais reste dans l’ombre de l’homme dont on raconte l’histoire. Vingt plus tard, elle récidive avec La Folie du Roi Georges. Comble de l’humiliation pour Nigel Hawthorne, grand nom du théâtre et du petit écran britannique, qui a enfin trouvé le rôle de sa vie sur grand écran. Malgré sa performance impressionnante en roi au bord de la sénilité, il monte sur scène le soir du palmarès pour récupérer le trophée de son épouse à l’écran Helen Mirren, déjà primée onze ans ans auparavant pour Cal. Doit-on déceler dans ces deux choix une forme de soutien aux épouses malmenées par les grands qui les ont fait souffrir dans leur quête de grandeur ?

Quelques troupes d’acteurs ont également été honorées, à commencer par les distributions masculine et féminine intégrales du soviétique Une grande famille d’Iossif Kheifitz en 1955, récit édifiant sur la gloire du travail en communauté. Le jury de Wong Kar Wai en 2006 honora les troupes masculine de Indigènes de Rachid Bouchareb et féminine de Volver de Pedro Almodóvar, ce dernier permettant notamment d’honorer la discrète Chus Lampreave, qui fut longtemps le porte-bonheur du cinéaste, toujours pour des petits rôles, certains plus marquant que d’autres. Ce prix là, pour un rôle à la limite de la figuration, était bien généreux. Jean-Louis Trintignant reçoit en 1969 le prix pour son rôle de juge intègre et sec dans Z de Costa-Gavras malgré un temps de présence limité à l’écran. Quarante ans plus tard, Christoph Waltz, membre de la troupe de Inglourious Basterds de Quentin Tarantino, est lui aussi primé à Cannes. Dans son cas également, il y a un avant et après Cannes. Il est devenu l’un des acteurs non américains les plus actifs dans le cinéma américain.

En 2002 puis l’année suivante en 2003, Kati Outinen pour L’Homme sans passé d’Aki Kaurismäki puis Marie-Josée Croze dans Les Invasions barbares de Denys Arcand sont préférées à leurs partenaires masculins Markku Peltola et Rémy Girard aux arcs dramatiques plus riches.

Loin d’être né avec Samuel L. Jackson, le phénomène est ancien. En 1952, Lee Grant pour son rôle de voleuse à l’étalage dans Histoire de détective de William Wyler reçoit l’un des premiers prix d’interprétation féminine. Son personnage, magnifique et joliment interprété, est surtout le candide témoin de la crise morale vécue par Kirk Douglas dans un récit resserré sur quelques heures centrales de la vie d’un petit commissariat et de son meilleur inspecteur.

Aucun temps de présence minimum n’est imposé au jury du Festival de Cannes pour honorer les comédiens qui ont ainsi pu imposer avec plus ou moins de réussites un acteur présent dans peu de scènes ou potentiellement noyé dans une distribution, avec des choix agréablement surprenants et parfois bien plus mérités que les acteurs plus centraux à l’intrigue. D’autres jurys auraient pu faire ce même type de choix, et honorer, pour ne citer qu’un exemple marquant Vlad Ivanov, l’avorteur de 4 mois, 3 semaines, 2 jours devenu acteur majeur du cinéma roumain (Dogs et Baccalauréat l’an dernier) et international (Snowpiercer de Bong Joon-ho). Mais cette année-là, c’est un autre interprète peu connu qui remporta le prix, pour Le Bannissement d’Andrey Zvyagintsev. Mais Konstantin Lavronenko, lui, tenait le premier rôle…

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