Critique : L’Idiot

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L’Idiot

Russie, 2014
Titre original : Durak
Réalisateur : Yuri Bykov
Scénario : Yuri Bykov
Acteurs : Artem Bystrov, Natalya Surkova, Yury Tsurilo, Boris Nevzorov
Distribution : Kinovista
Durée : 2h01
Genre : Drame
Date de sortie : 18 novembre 2015

Note : 3,5/5

La Russie va mal. Il n’y en a pas à douter, si l’on se fie exclusivement à l’information émise depuis le point de vue occidental, qui voit depuis toujours en l’empire de l’Est un ennemi potentiel. Et encore, dans le mitraillage de reportages sur les frasques du président Poutine et ses élans belliqueux à l’étranger, le sort de la population ordinaire passe souvent à l’arrière-plan, où les stéréotypes sur les mémés nostalgiques de l’époque soviétique et les nouveaux riches sans scrupules ont bon dos. La Russie va bien. Pas dans son intégralité, certes, ni d’un point de vue économique ou diplomatique, mais dans cette frange culturelle jamais trop prisée à l’international qu’est le cinéma russe. En témoignent des films comme Leviathan de Andreï Zviaguintsev sorti l’année dernière et le troisième film du réalisateur Yuri Bykov, dont le précédent, The Major, était sorti en France il y a deux ans. L’Idiot est une parabole aussi sombre que poignante sur un système gangrené jusqu’à l’os, qui courra sans doute à sa perte avant de montrer le moindre signe d’une vitalité retrouvée.

Synopsis : Dima Nikitin est un plombier, qui travaille pour les services d’entretien des HLM de la ville. Grâce à ses études d’ingénieur, qu’il a du mal à financer, il espère un jour monter en grade. Un soir, il est appelé pour une intervention dans une tour vétuste, où une partie de la canalisation a lâché. Dima y découvre avec horreur que des fissures importantes apparaissent sur les murs porteurs de l’immeuble. Incapable de dormir, il alerte les officiels de la ville pour les inciter à évacuer d’urgence l’HLM qui abrite plus de huit-cents personnes et qui risque de s’écrouler à tout moment. Son alerte peine toutefois à être suivie d’une action d’envergure, à cause de la réticence de la maire et de ses subordonnés à reconnaître que la catastrophe prochaine serait due à leur gestion calamiteuse des affaires de la ville.

Main basse sur la ville

Deux écoles de pensée s’opposent avec fracas dans ce conte vigoureux sur la valeur subjective de la vérité. D’un côté, le héros, un simple ouvrier qui vit avec sa femme et son fils chez ses parents, en attendant d’entamer une carrière hypothétique. Dima a néanmoins su garder son idéalisme intact, qui lui fait croire qu’il suffit de travailler durement et de rester droit dans ses bottes pour mener une vie épanouie. L’exemple parfait de l’échec de cette philosophie valeureuse est assis juste à côté de lui pendant le dîner en famille une fois de plus houleux : il s’agit de son père, devenu un paria à force de refuser les pots de vin et autres avantages acquis aux profiteurs qui pullulent dans la société russe actuelle. Le monde des privilégiés intouchables, le protagoniste et les siens ne le fréquentent pratiquement jamais, obnubilés qu’ils sont par le train-train usant de leur quotidien qui s’apparente au mythe de Sisyphe, symbolisé par le banc en bas de leur modeste immeuble, qui est vandalisé chaque soir par de jeunes voyous et qu’ils réparent chaque matin. Les riches et puissants se sont élevés au dessus de ce marasme existentiel, non pas grâce à la force de leurs mains ou à leur intelligence supérieure, mais parce qu’ils ont su s’arranger avec le système véreux au moment opportun. Ce sont eux qui tirent, de l’autre côté, les ficelles, quitte à baigner dans la démagogie, voire le crime.

L’Apprenti sorcier

L’incroyable force du récit ne résulte pas d’un conflit bêtement manichéen entre ces deux camps. Ainsi, Dima n’est pas pauvre par choix. Il considère seulement qu’il existe d’autres moyens de réussir dans la vie que de se laisser graisser la patte. De même, sa démarche d’avertissement est reçue avec une attention pas entièrement dépourvue d’altruisme par les décideurs de la ville, qui restent au moins préoccupés par le maintien de leur réputation publique. Le terrible immobilisme qui alimente avec bravoure l’intrigue en dit alors long sur les dysfonctionnements d’une société désormais privée de toutes les qualités du genre humain. Après avoir donné d’une façon plutôt irréfléchie le coup d’envoi à ce cirque des simulacres d’une action de sauvetage concertée, le personnage principal régresse au stade d’observateur impuissant. S’il a initialement cru pouvoir changer les choses à travers son honnêteté et son devoir professionnel, il ne tardera pas à se rendre à l’évidence que l’initiative lui a irrémédiablement échappé. Ce sera en fin de compte le seul à rester fidèle à ses convictions, au prix d’une déchéance sociale et physique qui souligne sans détours le nihilisme inhérent au ton du film.

Requiem pour un monde meilleur

Car aussi tendue la mise en scène de Yuri Bykov soit-elle, l’histoire démolit sans merci la moindre volonté constructive qui aurait pu pousser Dima à sortir du rang. La noirceur de l’intrigue nourrit toutefois une forme d’indignation salutaire, que même les multiples revers de la croisade contre la pesanteur de l’administration ne peuvent avilir. Rien ne va dans cette province russe qui étouffe dans sa propre corruption. Et pourtant, la tentative au fond très simple du héros d’éviter le désastre constitue un cas d’école d’une sorte de noblesse désintéressée, qui est hélas d’emblée vouée à l’échec. A travers un vocabulaire filmique qui ne relâche jamais son intensité, la narration nous conduit sur un parcours de haut risque, à la fois en termes de manipulation tendancieuse et de pessimisme exacerbé. La réalisation ne se rend coupable d’aucune de ces insultes à l’intelligence du spectateur. Elle dresse au contraire le portrait cinglant d’un monde sans espoir, quoique pas forcément sans grandeur. Il reste à noter la prestation exceptionnelle de l’ensemble des acteurs, qui campent leurs personnages avec une incroyable vivacité et une authenticité qui rendent le film passionnant de bout en bout.

Conclusion

Même si vous n’êtes pas russophile, il y a de quoi tirer quelques leçons précieuses de ce film sans faux pas. Un véritable coup de poing cinématographique, L’Idiot argumente avec une force impressionnante pourquoi l’individu ne pèse pas lourd face à un système défectueux. Le contexte russe a beau être extrême de ce point de vue-là, il nous rappelle la fragilité de nos propres acquis sociaux, ainsi que le trait de caractère dangereux de l’homme de ne pas chercher à voir plus loin que le bout de son nez. Ce qui est en fin de compte un constat qui s’applique partout et qui rend l’activité des dénonciateurs d’injustices si peu enviable.

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