70 ans, 70 textes, 70 instantanés comme autant de fragments épars, sans chronologie mais pas au hasard, pour fêter les noces de platine des cinéphiles du monde entier avec le Festival de Cannes. En partenariat avec le site Ecran Noir, nous lançons le compte à rebours : pendant les 70 jours précédant la 70e édition, nous nous replongeons quotidiennement dans ses 69 premières années.
Aujourd’hui, J-67.
En février dernier, la réalisatrice et scénariste hongroise Ildikó Enyedi obtenait l’Ours d’or à Berlin pour son cinquième long-métrage, On Body and Soul. Il y a presque trente ans, en 1989, elle recevait la caméra d’or des mains de Raf Vallone lors du 42e festival de Cannes, pour son premier film Mon XXe siècle. Entre les deux récompenses, elle a présenté deux films à Venise, un à Locarno, et a notamment été membre du jury au festival de Berlin. Elle a également connu une longue traversée du désert (elle n’avait pas tourné pour le cinéma depuis 1999) avant ce retour triomphal.
Un destin étonnant, dont on a eu envie de se demander s’il est singulier dans l’histoire de la Caméra d’or, ou au contraire plutôt exemplaire. Que deviennent en effet ces cinéastes distingués dès leurs premiers pas dans le long métrage et dont on pourrait dire que les meilleures fées (qui ont pour noms Michel Deville, Abbas Kiarostami, Agnès Varda ou encore Wim Wenders) se sont penchées sur leur berceau ?
Un prix de cinéphiles
C’est Gilles Jacob qui a l’idée, en 1978, de créer un prix pour distinguer le meilleur premier film toutes sélections confondues (y compris Cannes Classic et, jusqu’à sa suppression, la section Perspective du cinéma français). Au départ, ce sont les critiques présents qui votent, puis à partir de 1983, un jury spécifique est constitué, en majorité de journalistes, de critiques et de « cinéphiles ». Il se dote en 1987 d’un président du jury (c’est le compositeur Maurice le Roux qui inaugure la fonction) et se professionnalise peu à peu (la dernière mention d’un juré « cinéphile » remonte à 2005).
Dès le départ, il y a derrière cette récompense symbolique la volonté de rappeler que Cannes ne peut pas seulement être le lieu du couronnement et de la validation, mais doit également chercher à être celui de la découverte et du renouveau. C’est dans cette optique qu’est créée cette même année la section Un Certain regard (destinée à l’origine à promouvoir des œuvres singulières et des auteurs en devenir), puis en 1998 la Cinéfondation qui invite des films d’école.
Ceux qui l’ont eue… et les autres
Près de 40 ans après la remise de la première Caméra d’or (pour Alambrista ! de Robert Malcom Young), on a largement le recul nécessaire pour constater que les différents jurys ont parfois révélé des cinéastes devenus incontournables, mais aussi que certains lauréats auront été les hommes (ou les femmes – elles ont réalisé ou coréalisé 14 longs métrages récompensés sur les 40) d’un seul film. Sans doute parce qu’une Caméra d’or, comme la plupart des prix couronnant des premières œuvres, est toujours en partie un pari sur l’avenir. Il y a finalement peu de réalisateurs, aujourd’hui habitués cannois, qui aient remporté cette récompense : ni Wong Kar wai sélectionné en 1989 pour As tears go by, ni Jacques Audiard (Regarde les hommes tomber en 1994), ni Quentin Tarantino (Reservoir dogs en 1992), ni Xavier Dolan (J’ai tué ma mère en 2009), ni même Steven Soderbergh (Sexe, mensonges et vidéo en 1989) qui, lui, a eu directement la palme d’or… excusez du peu !
Il est instructif de voir que leur ont été respectivement préférés Ildikó Enyedi (encore elle), Pascale Ferran (Petits arrangements avec les morts), John Turturro (Mac) et Warwick Thornton (Samson et Delilah). Comme quoi les voies des jurys sont impénétrables, mais pas totalement à côté de la plaque non plus. Parmi les plus célèbres à avoir reçu la Caméra d’or, on retrouve également Jim Jarmusch (Stranger than paradise en 1984), qui a ensuite présenté 10 films sur la croisette et remporté 5 prix dont un Grand Prix du Jury et le carrosse d’or de la SRF. A noter qu’il est le seul réalisateur à avoir obtenu le prix pour son… deuxième film (le premier, Permanent vacation, était son film de fin d’études).
Parmi les autres personnalités à avoir transformé leur coup d’essai en coup de maître, on compte Naomi Kawase (Suzaku en 1997) qui a elle présenté 5 films en sélection officielle, a reçu un grand prix (en 2007) et a elle-même présidé le jury de la caméra d’or en 2016 ; Corneliu Porumboiu (12h08 à l’est de Bucarest en 2006) qui a depuis gagné deux prix de la section Un certain regard avec Policier, adjectif et Le Trésor ; ou encore Jafar Panahi (Le Ballon blanc en 1995) qui est également lauréat d’un Léopard d’or (Le Miroir), d’un Prix du jury Un certain regard (Sang et or), d’un Lion d’or (Le Cercle), d’un carrosse d’or, d’un Ours d’argent (Pardé) et d’un Ours d’or (Taxi Téhéran). On pensera aussi à Steve Mc Queen, lauréat en 2008 pour Hunger, et qui s’est imposé avec ses deux films suivants comme un cinéaste de premier plan (Shame en lice à Venise, Twelve years a slave Oscar du meilleur film en 2014). Il y a également les mentions (possibles jusqu’en 2009), qui ont entre autres distingués deux autres habitués, Bruno Dumont et Carlos Reygadas.
Pas d’obligation de résultat
Toutefois, juger un film n’est jamais une science exacte, et heureusement. Cela fait plus de vingt ans que l’on n’a plus de nouvelles de Vitali Kanevski, récompensé en 1990 pour Bouge pas, meurs, ressuscite. Il réalise coup sur coup Une vie indépendante (Prix du jury en 1992) et le documentaire Nous les enfants du XXe siècle (1993), puis disparaît des écrans radars internationaux. Pour autant, sa Caméra d’or l’ancre dans une époque et lui permet de figurer à jamais dans l’histoire de Cannes. En art, et au cinéma en particulier, il n’y a pas d’obligation de résultat. Ne jamais réitérer l’exploit de plaire à un jury, ou de réaliser un autre film du même acabit, ne sont pas antinomiques du fait d’avoir été, à un instant T, le meilleur premier film d’une sélection.
Ils sont d’ailleurs plus nombreux à avoir connu une carrière en dents de scie qu’à avoir raflé tous les honneurs : l’inégal Jaco van Dormael (1991), la trop rare Pascale Ferran (1994), le singulier Tran Anh Hung (1193), le discret Jean-Pierre Denis (1980)… Et que dire de ceux que l’on a un peu oubliés, surtout dans les lauréats des premières années, comme l’acteur allemand Vadim Glowna (Desperado city en 1981) qui a beaucoup tourné pour la télévision, et notamment la série policière allemande Le Renard, le duo John Hanson et Rob Nilsson (Northern lights en 1979), ou encore le Hongrois Pal Edöss (La Princesse en 1983).
Un nouveau Jarmusch ?
On manque encore de recul sur les lauréats des dernières années, à commencer par Benh Zeitlin (Les Bêtes du Sud sauvage, Caméra d’or en 2012, 4 nomination aux Oscar en 2013) dont on attend toujours le nouveau projet, et le trio Claire Burger, Marie Amachoukeli et Samuel Theis (Party girl en 2014, après deux sélections pour leurs courts métrages en 2008 et 2010). Mais s’il est une tendance qui se dessine, c’est bien celle du poids des attentes qui entourent le deuxième film des jeunes réalisateurs ainsi couronnés, et de la pression que cela peut parfois engendrer.
Ils ne sont pas si nombreux à avoir véritablement réussi à transformer l’essai, et on attend encore le doublé Caméra d’or / Palme d’Or (du long métrage, Jarmusch ayant réussi le doublé avec la Palme du court, mais il reste très clairement une exception). Ce qui, à rebours, est peut-être une excellente nouvelle pour, au hasard, Julia Ducourneau qui a raté de peu la Caméra d’or l’an passé (avec le formidable Grave), ou encore Clément Cogitore (Ni le ciel ni la terre) et Deniz Gamze Erguven (Mustang) qui étaient pressentis en 2015, et que l’on espère revoir très vite en compétition officielle… et au palmarès.
Marie-Pauline Mollaret de Ecran Noir