Héritière directe de ceux qui voulaient affranchir le cinéma de ses chaînes en 1968, la Quinzaine célèbre cette année sa 50e édition. L’occasion d’une promenade à son image – en toute liberté, et forcément subjective – dans une histoire chargée de découvertes, d’audaces, d’enthousiasmes, de coups de maîtres et de films devenus incontournables.
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La Quinzaine des réalisateurs naît d’une rupture, celle qui fit qu’en 1968, Cannes n’eut pas lieu. Dans cette programmation parallèle créée par la Société des réalisateurs de films (SRF), le rejet d’une certaine forme de cinéma sera intégrée par une critique de la représentation et de la narration, par une recherche de nouvelles formes cinématographiques (1).
La distinction opérée par Peter Wollen entre deux types d’avant-garde filmique (2) est utile pour approcher la question du cinéma expérimental à la Quinzaine. Malgré la perméabilité toujours possible entre ces catégories – Wollen cite Deux fois (1968) de Jackie Raynal en exemple –, il distingue deux courants cinématographiques en Europe dans les années 70 : celui qui s’inspirait du modèle américain des coopératives de distribution, rassemblé autour de la London Film-Makers’ Co-op, comprenant par exemple Peter Gidal, Malcolm Le Grice ou Birgit Hein ; le second, plus proche des modèles de production et de distribution du cinéma commercial, qui correspondrait davantage à la notion de cinéma d’auteur, et serait représenté par des cinéastes tels que Jean-Luc Godard, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Miklós Jancsó ou Marcel Hanoun (tous ayant été présentés au moins une fois à la Quinzaine). La différence est également d’ordre esthétique : contrairement aux films de la seconde catégorie, les films de la première sont souvent des courts ou moyens métrages non narratifs, s’intéressant avant tout à l’expérimentation formelle.
Ainsi dans la première édition du festival, en 1969, sont présents des films qui maintiennent une certaine forme de narrativité, tout en la subvertissant, en jouant avec elle ou en la réduisant à ses composants les plus élémentaires : c’est la cas d’Acéphale de Patrick Deval, du Cinématographe de Michel Baulez, de Notre Dame des Turcs et de Capricci de Carmelo Bene, ou bien encore de Nocturne 29 de Pere Portabella. Cette rupture avec la narrativité classique s’opère sur un mode lyrique (Bene), humoristique (Baulez), emprunte au théâtre expérimental et aux aspirations communautaires (Deval), ou se rapproche du matérialisme marxiste, imprégné cependant de surréalisme (Portabella).
Mais la présence du cinéma expérimental, au sens de la seconde avant-garde, se fait plutôt à travers le court métrage (3), et plus spécifiquement encore la section présentée par Progressive Art Productions (P.A.P.) lors des deux premières éditions. P.A.P., dont l’existence fut brève (69-72) reste aujourd’hui encore une initiative peu connue : fondée à Munich en 1969 par Karlheinz et Renate Hein, rejoints plus tard par Dieter Meier, pour promouvoir le cinéma expérimental dans les milieux cinématographiques et artistiques, elle présenta notamment des programmes à Art Basel de 1970 à 72 (4). Leurs deux programmes accueillis par la Quinzaine se composent essentiellement (5) de films américains – ou de cinéastes étrangers résidant aux Etats Unis et liés à l’Anthology Film Archives qui définit un canon filmique qui marquera l’historiographie du cinéma expérimental et fera l’objet de remises en question, en tant que champ majoritaire dans une sphère minoritaire (6) (Stan Brakhage, Paul Sharits, Gregory Markopoulos, Robert Beavers, Takahiko Iimura), autrichiens (Kurt Kren, Otto Muehl), suisses (HHK Schoenherr, Dieter Meier) et allemands (Hans Peter Kochenrath, Wilhelm et Birgit Hein, Fritz André Kracht).
La dimension expérimentale de ces films n’est pas seulement dans leur forme, mais dans le mode de fabrication lui-même : ici c’est la cinéaste qui réalise toute la chaîne de production du film hors de tout fonctionnement industriel, la plupart du temps sans équipe et sans production. Afin de donner quelques exemples de ces films parmi les plus radicaux présentés à la Quinzaine en 69, citons Scenes From Under Childhood de Stan Brakhage, qui prétend représenter une vision pré-natale (7), en rassemblant des séquences abstraites et des images de ses propres enfants sur lesquelles il use de nombreux effets et techniques propres au vocabulaire plastique du cinéma expérimental (surimpression, images en négatif, emploi de la tireuse optique, image anamorphosée) ; ou bien encore N:O:T:H:I:N:G de Paul Sharits, film-flicker (8) coloré, entièrement abstrait, mêlé à quelques motifs figuratifs sporadiques, graphiques (une ampoule se vidant de son liquide) ou photographiques (une chaise qui bascule en arrière), réflexion ironique sur le temps et sur sa décomposition par le film.
Hormis l’ouverture sur le cinéma expérimental germanophone impulsée par P.A.P., la sélection reflète tout de même le canon américain établi par la Filmmakers Cooperative et l’Anthology Film Archive. Le cinéma expérimental est aussi présent hors de cette section, mais ce sont pour la plupart des cinéastes américains ou britanniques (une notable exception serait Shuji Terayama dont quelques courts ont été présentés, et le belge Roland Lethem pour Le vampire de la Cinémathèque) : ainsi ont été montrés des films de Carolee Schneemann, John Latham, Stephen Dwoskin, Michael Snow, Jeff Keen, Gunvor Nelson (suédoise mais habitant aux Etats Unis), Jerome Hill ou Bruce Baillie.
On remarque de même que le cinéma expérimental français (tel qu’il s’est constitué autour de coopératives de distribution – le Collectif Jeune Cinéma ou la Paris Film Coop notamment – ou bien dans des mouvements/collectifs comme le lettrisme ou le situationnisme) est à peu près absent de la Quinzaine (9), hormis les films à tendance plus narrative (ou dysnarrative) que nous avons déjà cités : les films reliés au Groupe Zanzibar (Garrel, Deval, Pommereulle, Serge Bard, Sylvina Moissonnas qui était la mécène du groupe), Le Cinématographe de Baulez, sans compter quelques films aujourd’hui oubliés en apparence plus détachés du narratif (Simplexes de Claude Huhardeaux (10), possiblement 5/7/35 de Jean Mazéas). De nombreux courts français (essentiellement des fictions, avec parfois des documentaires et des films d’animation) présentés à la Quinzaine sont réalisés par d’anciens étudiants de l’IDHEC ou sont parfois des films de promotion (11).
Peut-être les cinéastes expérimentaux français, poussant leur désir d’indépendance plus loin que celui de la SRF, considéraient encore la Quinzaine comme un cadre trop proche de l’industrie (12) ? Ou bien ces films ne trouvaient-ils pas grâce auprès des programmateurs ? Le Festival international de jeune cinéma de Hyères (1965-83), représenterait davantage un panorama de la création française dans le domaine du cinéma expérimental, notamment dans sa section Cinéma différent à partir de 73, dont l’organisateur, Marcel Mazé, avait fondé en 1971 la coopérative de distribution Collectif Jeune Cinéma, qui reprendra l’esprit du festival des années plus tard, en 1999, toujours sous l’impulsion de Mazé, et qui perdure aujourd’hui.
Dès le milieu des années 70, et ce, malgré la timide tentative de mettre en place une section nommée « En avant ! » entre 2000 et 2002, la présence de films expérimentaux à la Quinzaine se réduit considérablement – de nombreuses éditions ne contiennent même aucun court métrage – jusqu’à devenir véritablement ponctuelle, comme en témoigne la présence épisodique de Peter Tscherkassky (en 2002 pour Cinemascope Trilogy, en 2005 pour Instructions for a Light and Sound Machine et en 2015 pour Exquisite Corpus), qui tranche considérablement avec le reste de la programmation.
Boris Monneau, critique et programmateur indépendant
NOTES :
1) Cependant le cinéma expérimental n’était pas tout à fait absent de Cannes avant 69 : notons par exemple le film de José Val del Omar, Fuego en Castilla, qui remporta en 1961 la Mention Spéciale de la Commission technique dans la section des court métrages pour ses recherches sur l’éclairage (« tactilvision »).
2) Peter Wollen, « The Two Avant-Gardes » dans Studio International, novembre-décembre 1975, vol. 190, n°978, p. 171-175.
3) Mais l’intérêt de la Quinzaine à ses débuts est aussi de présenter des long métrages expérimentaux, en l’occurrence deux films se rapprochant du documentaire : Image, Flesh and Voice d’Ed Emshwiller, sorte de film-essai incluant les expérimentations chorégraphiques pour lesquelles le cinéaste est principalement connu, ou encore le road-movie structurel Reason Over Passion de Joyce Wieland, le cinéma structurel étant cette tendance du cinéma expérimental désignée par le critique P. Adams Sitney, définissant des œuvres se focalisant sur les propriétés élémentaires du dispositif filmique et sur l’exploration de structures fondées sur la mise en question ou en jeu de ces propriétés. Notons aussi le film fleuve Mare’s Tail de David Larcher.
4) http://www.fri-art.ch/en/exhibitions/pap-progressive-art-production-1969-1972
5) Il n’y a guère que deux exceptions : Talla du britannique Malcolm Le Grice et Film oder Macht du croate Vlado Kristl, qui résidait en Allemagne.
6) Pour plus de détails sur cette question, voir : http://www.blogsandocs.com/?p=5899
7) Dans son manifeste poétique Metaphors on Vision (1963), Brakhage écrit : « Imaginez un œil qui ne soit plus soumis aux lois artificielles de la perspective, un œil dépourvu des préjugés de la logique compositionnelle, un œil qui ne réponde pas au nom de chaque chose et qui doive connaître chaque objet rencontré dans la vie par une aventure perceptive. Combien de couleurs y-a-t-il dans un champ d’herbe pour le bébé rampant qui ignore le « Vert » ? Combien d’arc-en-ciels peuvent-ils être créés par la lumière pour l’oeil inéduqué ? Imaginez un monde vivant d’objets incompréhensibles et scintillant en une infinie variété de mouvements et d’innombrables gradations de couleur. Imaginez un monde avant « au commencement était le verbe ».
8) « Flicker » signifiant clignotement, il s’agit de films utilisant le photogramme comme unité de composition visuelle : voir aussi Peter Kubelka ou Tony Conrad.
9) Il faut cependant noter que dès 1980 la Quinzaine de présente plus de film français, ceux-ci feront l’objet d’une section à part du festival de Cannes nommée « Perspectives du cinéma français ». Le cinéma français ne revient à la Quinzaine qu’en 1999.
10) D’après le synopsis : « Variations visuelles et musicales sur une structure logico-mathématique : les simplexes ».
11) Georges Albert, aventurier (1970) de Daniel Edinger est décrit de la manière suivante : « Première superproduction réalisée à l’IDHEC (grâce aux bouleversements intervenus à la suite de mai 68), ce film est, dans un style ultra-classique, léché et un peu pompier, une parabole politique sur la chute de De Gaulle et l’avènement de la « nouvelle société ». »
12) Des années plus tard, alors que la Quinzaine serait déjà pleinement intégrée à Cannes, Teo Hernández, cinéaste mexicain vivant à Paris, dira dans son film de 1984 Citron Pressé au Bluebar & Souvenirs/Cannes : « Le festival est fort de ses emblèmes : gloire, argent, politique. Ses drapeaux semblent bien le protéger. Aucun signe extérieur ne saurait désormais le troubler. Ici le cinéma fait partie de l’air du temps. Tout et tous sont à son service. […] Je me promène parmi les images du monde entier. S’agit-il d’un rêve ? Non, c’est un marché. Ici, on vend votre imaginaire. […] A Cannes, l’ancien et le nouveau cohabitent et se réclament. Pérennité et autorité du premier, respect et obéissance du second. La dévotion est le sentiment majeur de la corporation. […] Le cinéma en général est devenu une histoire de famille. Celui qui n’en fait pas partie n’aura pas sa ration. »
13) Malgré la timide tentative de mettre en place une section nommée « En avant ! » entre 2000 et 2002.