Suède, 1963
Titre original : Kvarteret Korpen
Réalisateur : Bo Widerberg
Scénario : –
Acteurs : Thommy Berggren, Keve Hjelm, Emy Storm
Distribution : Malavida
Durée : 1h41
Genre : Drame
Date de sortie : 25 mars 2015
Note : 4,5/5
Après un premier long-métrage largement improvisé (Le Péché suédois), Bo Widerberg réalise le film qui lui valut l’Oscar du Meilleur film en langue étrangère en 1965 et que les critiques citent encore comme l’un des meilleurs du cinéma suédois. C’est Le Quartier du corbeau. Un an avant Amour 65, le jeune cinéaste se mettait déjà presque lui-même en scène, à travers la figure d’un jeune homme issu de la même ville ouvrière que lui (Malmö) et qui, dans les 1930, se rêve en écrivain.
Synopsis : L’histoire d’un jeune aspirant écrivain qui vit au sein d’une famille ouvrière pauvre durant les années 1930 et qui ne rêve que d’une chose: échapper à son quotidien.
Le piège qu’est devenu le monde
La première scène montre, en plan fixe, la cour intérieure d’une cité du quartier ouvrier de Malmö en Suède. Des enfants jouent et courent à distance, insouciants. Seule incursion de l’Histoire dans cet espace isolé de la société : la retransmission radiophonique de la voix tonitruante d’un Hitler en pleine ascension. Quelques instants après, nous voilà bouclés dans l’appartement où logent le héros et sa famille. Les premiers rayons de soleil pointent, remarque une bonne femme occupée à plier des maillots de football, la mère d’Anders. « C’est encore plus de lumière sur la misère », répond une vieille femme. La cour (retranchée derrière des immeubles de la cité ouvrière), l’appartement miséreux de la famille et le terrain de football sont les trois espaces constitutifs du Quartier du corbeau, film qui se donne pour une chronique réaliste de la vie des habitants du quartier ouvrier où les enfants meurent encore de ne pas recevoir les soins basiques d’un médecin. Les seuls espaces extérieurs (terrain de foot et fête forraine) sont en fait toujours enclavés dans la misère, de telle sorte qu’on habite le film comme un huis clos étouffant. La fougue de Anders – admirablement insufflée par Thommy Berggren – se heurte toujours aux contraintes matérielles, familiales et sociales de sa condition, de la même façon que la caméra demeure prisonnière des enceintes de la cité ouvrière de Malmö.
Le jour où Anders reçoit la lettre d’un éditeur de Stockholm l’invitant à la capitale pour discuter de son manuscrit, la famille entre en joie. Le père sort de sa torpeur – alcoolique, désespéré, il est représenté à plusieurs reprises endormi dans le salon, un torchon blanc lui couvrant le visage. En entendant la nouvelle – « Papa, je vais devenir écrivain » – il se dévoile littéralement la face. Le fils et ses parents s’agglomèrent joyeusement sur un fauteuil à bascule, ne formant plus qu’un. Puis le père joue pour son fils la scène supposée de l’entretien de Stockholm, lui montrant comment fumer un cigare tout en signant un contrat. C’est un procédé propre à Widerberg, semble-t-il, que d’insérer dans les films ce genre de scène de cinéma dans le cinéma. Dans Amour 65, la petite fille, jouant avec un pistolet, suscite une telle scène : les personnages sur qui elle tire jouent le jeu et tombent à terre, comme s’ils étaient morts. Ici, la comédie jouée par le père préfigure une scène qui ne vient en fait jamais : l’entretien d’Anders avec l’éditeur. À peine voyons-nous l’embarquement dans le train et la montée des marches menant au lieu de la rencontre qui aurait dû le faire accéder à un piédestal. La scène de l’entretien fait seulement l’objet d’une reprise, plus tard dans le film, sous la forme du récit désillusionné qu’en fait Anders. Ce triple procédé de préfiguration, d’ellipse et de reprise exprime parfaitement le piège où est pris le personnage.
La déprise
Insensiblement, le film glisse vers une sorte de drame familial, quasi psychanalytique, qui exacerbe le sentiment de déchirement du fils (et du futur écrivain). Anders est pris dans la contradiction de ses parents. Plus encore, en découvrant des aspects sordides de l’histoire amoureuse de ses parents (n’est-ce pas une chose inévitable dans le cadre d’une promiscuité telle que toute notion d’intimité est irrémédiablement annihilée ?), il éprouve la honte, la haine et le mépris. Le personnage d’Anders est tout de feu et de flamme. Et c’est ce sentiment de révolte qui se trouve au cœur du Quartier du corbeau. Non pas seulement le sentiment de la révolte, mais la situation, l’épreuve, l’acte de la révolte.
Le triangle familial – fragile depuis le début – se décompose tout à fait. Des scènes entre le fils et le père et d’autres entre la mère et le fils sont apposées, qui accentuent la confrontation entre les deux partis, achevant de refermer le piège sur le personnage. Ces scènes sont d’un réalisme dérangeant et exquis. Celles avec le père le sont particulièrement, ce qui s’explique en partie par le fait que l’acteur (l’excellent Keve Hjelm) était bel et bien ivre quand son personnage devait l’être (c’est-à-dire à peu près tout le temps!). L’abandon du père à l’alcoolisme – son effondrement, représenté littéralement à l’image – renvoie au fils une image de celui qu’il risquerait lui-même de devenir s’il demeurait avec ses parents, une image inacceptable qu’il transforme en violence puis en révolte. Et c’est au moment où la révolte atteint son paroxysme – à travers une représentation saisissante de la violence physique et symbolique commise contre le père – que, pour la première fois, la caméra laisse entrevoir une vue derrière la fenêtre de l’appartement, présageant la possibilité d’une liberté à saisir.
Conclusion
Chronique sociale saisissante de la condition ouvrière en Suède dans les années 1930, le très engagé Quartier du corbeau s’avère déjà un film sur la liberté ou, le terme est plus exact, sur la libération. Le microcosme que constitue le quartier du héros et de sa famille représente l’isolement de la classe ouvrière du reste de la société suédoise, et aussi son inconscience : Anders seul comprend qu’il faut proférer un cri énorme – serait-il inarticulé – pour atteindre la conscience des classes dominantes et s’emparer de la liberté. « J’ai pris pour héros un jeune ouvrier qui désire se consacrer à la littérature, parce que les années 30 virent éclore toute une pléiade d’écrivains prolétariens dont l’influence fut considérable », écrit-il alors. En représentant sa propre trajectoire, Widerberg s’accomplit en tant que porte-parole d’une classe rarement représentée au cinéma, mais surtout en tant que cinéaste remarquable, même à l’ère d’Ingmar Bergman.